Le soleil de minuit

Le temps n’est pas plat comme une route droite, mais rythmé, par les saisons, les éléments et les événements, comme la musique par des temps forts et des temps faibles. Intrinsèquement, le parfum lui aussi crée une temporalité, car le rythme d’évaporation de ses ingrédients donne des moments d’une intensité diverse. Un matin d’orage d’Annick Goutal parvient même à rendre l’électricité dans l’air au moment où tombe la foudre.

Foudre

De plus, certains parfums, riches d’odeurs grasses et charnelles, rappellent les temps pleins de l’existence, alors que d’autres, plus immatériels, étirent des notes transparentes et aériennes jusqu’à créer des temps vides, laissant respirer l’ensemble tels les silences en musique. Les trois tableaux suivant vont d’une intensité croissante : le premier montre un temps creux, marqué par des regards baissés, non dépeints ; le deuxième a pour sujet l’attente d’une réponse, ce qui donne un vide ou un silence à moitié rempli par une parolelatente, où les personnages regardent vers l’extérieur ; le troisième représente le temps fort d’un baiser où le monde extérieur disparaît aux regards du couple étreint.

Degas, L’attente (1880-2)

Gauguin, Quand te marrie-tu ? (1882)

Tableau de Didier Millet dans une exposition consacrée à la rencontre amoureuse en 2012

Le corps lui aussi connaît des changements de rythme et possède donc un temps qui lui est propre. C’est le sujet de Chamade de Guerlain évoquant les battements du cœur d’un amant dans l’anticipation d’une rencontre amoureuse. Curieusement, ce parfum très intense alterne parfaitement la gravité de ce temps plein, autour duquel tourne un moment une vie toute entière, avec une joyeuse légèreté attribuable aux aldéhydes et aux notes fraîches.

Fragonard, Le verrou

L’extrait de parfum penche du côté de la densité et l’EDT vers la fraîcheur d’une aquarelle. C’est pourquoi je compare le premier au célèbre tableau de Fragonard, Le verrou,qui mêle lui aussi une scène libertine avec son aspect alarmant signifié par un clair-obscur dramatique, alors que L’escapolette , comme l’EDT, relate un moment de jeu licencieux où le mari pousse la balançoire tandis que l’amoureux regarde les frou-frou des jupes de l’aimée et sa chaussure s’envoler.

Fragonard, L’escapolette

Ainsi le spectre de la magie va d’une légèreté enchanteresse jusqu’à la révélation métaphysique. Par exemple, Dzing ! de l’Artisan Parfumeur évoque une fête foraine avec ses notes de caramel et de barbe à papa, alors L’heure bleue raconte un moment de paix absolu, vécu par Jacques Guerlain, où le passé et l’avenir se rencontrent, lui apportant l’intuition très nette d’une déchirure immanente du temps entre l’insouciance de la belle époque et une catastrophe porteuses de drames à venir, la Grande Guerre, dont il méconnaît encore la nature, tapis dans la splendeur du crépuscule.

Langlois, Fête foraine

William Degouve du Nuncques, La lanterne bleue

Ainsi, les matériaux du parfumeur restent des odeurs, mais pas son sujet. Les parfums narratifs renvoient, en effet, aux moments privilégiés dans l’existence dont les effets semblent surnaturels de par la force des sentiments qu’ils inspirent. Ici le moment se définit comme un espace de temps pourvu d’un charme profondément ressenti sans que cela ne s’explique rationnellement - d’où son effet magique.

Van Gogh, La nuit étoilée

I

Par ordre alphabétique :

• Avril en Fleurs de Guerlain
• Cherry Blossom de Guerlain
• Dawamesk de Guerlain
• L’HEURE BLEUE de Guerlain
  Parfum de référence
• Un matin d’orage d’Annick Goutal
• Nuit de Noël de Caron
• Osang de Mendittorosa
• Sogno Reale de Mendittorosa
• Romanza de Masque
• Sea, Sex and Neroli de Francesca Bianchi
• Yasminale d’Henry Jacques