Les animaliers : La vibration animale

jeudi 11 août 2016
par  Lavinia


Banski

Loin de l’animal. De plus en plus loin. Mis à part la prolifération des animaux de compagnie, notre culture se complaît dans un rejet de l’animalité. C’est là un bien curieux paradoxe, alors même que nos origines animales et la ressemblance de nos comportements sont mis en évidence par biologistes et éthologues. Mais peut-être est-ce là le nœud du problème ? Plus la science, la littérature et le cinéma mettent notre animalité en avant, plus nous recherchons des moyens de l’escamoter.



Photos tiré du film de Neil Jordan The Company of wolves(1984)

Aussi le corps fait l’objet de nombreux soins, tous destinés à l’effacer. Mais quoi de neuf ? Historiquement, on ne saurait énumérer les moyens déployées, aux quatre coins du monde, pour se l’approprier : tatouages, maquillages, épilations, coiffures, habillements, mutilations, déformations etc. La toilette et le parfum font partie de cet ensemble. Mais lorsque l’homme vivait encore en proximité avec les animaux sauvages, certaines de ces techniques imitaient sa figure et ses odeurs.



Peuple Gouro, Masque mi-antilope mi-homme (av années 50)

En revanche, aujourd’hui, la barrière prend la forme d’un tabou. D’une part, les discours des littérateurs, ainsi que des psychologues de tous bords, ne cessent de réitérer les nombreux bienfaits d’une sexualité épanouie. D’autre part, les corps sont soigneusement remodelés pour être imberbes et pourvus d’une odeur artificielle, recouvrant au possible celle des secrétions naturelles.



Lichenstein, Nude with flowers

En parfumerie, par exemple, les notes animales donnaient une vibration sensuelle aux compositions et servaient aussi de fixatif naturel. Leurs qualités olfactives, parfois puissantes, n’étaient jamais dénuées de finesse. Malheureusement, des muscs artificiels, qui ne sont pas dérivés de substances animales, les remplacent aujourd’hui dans presque tous les parfums. Comment en est-on arrivé notre part animale ?



Peintre de la Dokimasie, Exploits de Thésée, (détail : ici tuant le minotaure) (5ème siècle av. J.-C)

Est-ce en raison de la loi et d’une sensibilité accrue envers la condition animale ? Dès les années 70, en effet, l’Union Européenne décide de suivre les grandes lignes de la CITES ou de la Convention on International Trade of Endanged Species, signée à Washington le 3/03/1973, afin de bannir l’utilisation de produits en provenance d’espèces en danger ou victimes de cruautés.



Logo de la CITES

Cependant, depuis le début des années 2000, il est à nouveau légal d’employer la plupart des produis bannis, parce que la majorité des mesures concernant la parfumerie se sont avérées non-fondées. Entre-temps, toutefois, les grands groupes ont rachetés la plupart des maisons de parfums et prit l’habitude d’utiliser des produits artificiels, moins onéreux, plus prévisibles et ne nécessitant pas de long traitements. Alors que les substances animales bougent, les muscs artificiels restent fixes et arrivent tout prêts dans leurs containers.



Nicolas Kennett, Le mur qui danse

Un seul exemple : l’ambre gris, dissous dans l’alcool à 96% pour obtenir une teinture à 3% environ, subit une maturation de 12 à 18 mois, ce qui immobilise énormément de capital. De plus, sa qualité varie énormément, alors que le parfumeur veut un produit identique d’une année à l’autre. L’animalité, ni même le naturel, ne sont plus au goût du jour. Il faut retourner aux années 80s pour trouver des parfums sentant la bête : ceux que j’appelle « les animaliers » en l’honneur de l’art animalier.



Joe Dante, The Howling (1981)

Actuellement, la parfumerie de luxe et la parfumerie de niche revendiquent le caractère synthétique de leurs créations en créant des lignes sans ingrédients naturels : Les Heures de Cartier, la ligne baptisée Synthetic de Comme des Garçons ou encore Escentric Molecules en sont des exemples.



Cartier Les Heures

Leur discours consiste à dire que la parfumerie moderne ne saurait se dissocier des découvertes chimiques qui lui ont permis de voir le jour. Reste qu’il existe deux façon de s’en servir : soit les produits de synthèse se substituent entièrement aux ingrédients naturels, soit les premiers mettent les seconds en valeur. Question de sensibilité – du moins l’artificialisation totale de la nature me semble-t-elle mériter un grain d’autodérision de la part du créateur.



Nymphenburg : tableaux animaliers d’amalienburg

Jeff Koons, Poodle, au Grand Palais (2012)

Mais quelle différence après tout entre une molécule et une molécule ? Ayant traité de cette question dans mon article « Les muscs naturels : le propre et le sale », je vous y renvoie. Ici suffit-il de dire qu’un produit synthétique reproduit les constituants naturels des plantes ou des sécrétions animales par des procédés chimiques, alors que certains parfums sont plus artificiels, car ils reposent sur des molécules n’existant pas dans la nature.



Alphonse Inoue, Ex-libris art

Quoi qu’on pense de cette distinction, l’exclusion des produits naturels, et particulièrement celle des essences d’origines animale, marque une rupture totale avec la tradition. Quatre de ces essences sont, en effet, profondément imbriquées dans toute l’histoire de la parfumerie : l’ambre gris, le musc, la civette et le castoréum. Premièrement, l’ambre gris constitue une réaction pathologique de l’intestin du cachalot, un calcul pâteux, causé par les blessures des becs des calamars et autres céphalopodes qu’il ingère.



Cachalot (rts.ch)

Le cachalot régurgite cette concrétion molle dans la mer, où elle flotte sur les vagues, rôtie par le soleil et attaquée par le sel. Petit à petit, elle s’endurcit et devient un bloc caillouteux, qui finit par s’échouer sur les plages de l’Océan Pacifique ou Indien. C’est là où l’on vient le ramasser. Mais nous en parlerons peu dans cette section, car bien qu’il soit harmonieux au possible, il ne sent pas très fort et sert surtout dans les parfums fleuris léger dans lesquels il sert de fixateur. D’ailleurs, aujourd’hui, l’ambre gris, note de fond, provient généralement des composés plus ou moins synthétiques.



Ambre gris (gentside.com)

Deuxièmement, le musc, très apprécié en Occident, mais aussi en Orient, provient d’une glande abdominale, située sous la peau, entre le nombril et les organes sexuels du chevrotin porte-musc mâle, assidûment chassé pour cette raison. La CITES a donc interdit la chasse de cette espèce en danger. Toutefois, l’utilisation de la matière première, le musc de Tonkin, reste légale.



Chevrotain porte-musc

Il existe même des élevages qui, d’après les informations que je peux glaner, s’avèrent peu productifs, le chevrotin ne produisant pas ou pas suffisamment de musc en captivité. De plus, les exportations sont soumises à des quotas bien précis. Légalement, il serait donc possible, bien que cher, d’acheter du musc de Tonkin. C’est pourquoi il est quasiment toujours remplacé par des muscs de synthèse comme la muscenone, présente naturellement dans le musc de Tonkin. Cependant, l’odeur n’est pas la même : elle a une tonalité propre et rassurante plutôt que le parfum chaud et troublant des muscs naturels.



Chevrotain porte-musc

Troisièmement, la civette, issue des glandes anales d’un petit quadrupède, le chat-civette, se présentent au départ sous forme d’une pâte molle avec une odeur fécale répugnante. De nombreux paysans éthiopiens élevaient naguère ces chat-civettes. Placés dans des cages de bois étroites, ils étaient curetés tous les dix jours. Une corne de zébu contenait la pâte beige ou brune recueillie. Traitée, puis mélangée à d’autres matières premières de la parfumerie, la civette perd son côté répugnant et acquiert une grande sensualité.



Dessin de civette

Il est difficile de savoir si les allégations de cruauté envers le chat-civette sont vraies. Dans les années 70, un écologiste anglais a fait paraître un article affirmant que les chats-civettes étaient enfermés dans des cages de 15 cm de long et battus. Comme le N°5 de Chanel contenait de la civette, le parfum accusa une chute des ventes dramatique en Angleterre.



Civette en cage (30 millions d’amis) : photo réalisée dans le cadre d’une campagne contre l’utilisation de la civette pour le production de café de luxe dont les graines sont ingérées par l’animal.

Cependant, selon d’autres spécialistes des produits animaux, les accusations de maltraitances sont fausses, la production d’une civette de bonnes qualité dépendant du bien-être de l’animal, qui bénéficie de conditions de vie et d’un régime alimentaire très sains. Ce dernier argument me semble plausible. Cependant, reste le problème du curetage. Est-il ou non atrocement douloureux auquel cas il faudrait le bannir ou l’encadrer ? Quoi qu’il en soit, du point de vue de l’odeur, la civette de synthèse ou le scatol n’a pas du tout le même rendu fruité. Il suffit de comparer un Jicky vintage à celui actuellement produit pour s’en rendre compte.



Civette s’apprêtant à manger des fruits

Quatrièmement, le castoréum, une substance cireuse et huileuse, sert à graisser son poil en permanence, afin de le rendre imperméable à l’eau. Comme les Canadiens le chassent pour éviter la surpopulation, cette substance cireuse-huileuse est plus largement disponible que le musc, l’ambre ou la civette et beaucoup moins coûteux avec un ordre de prix de 500 à 700 euros le kilo contre plusieurs milliers. Cependant, il a été retiré de parfums dont il faisait tout le charme – Tabu, Yatagan, Opium et Magie Noire sont parmi eux.



Castor

Enfin, il reste à parler de deux autres substances animales. L’absolue de cire d’abeille donne une odeur mielleuse aux essences de fleurs, ainsi qu’aux notes de tabac et de fruits secs. Très populaire dans les parfums à la rose, auxquels il donne un côté sauvage, cette sécrétion produite dans la ruche, s’extrait au moyen de solvants volatils, produisant une concrète lavée à l’alcool.



Cire d’abeille

L’hyraceum ou pierre d’Afrique, quant à lui, peu utilisé, vient d’un petit mammifère, l’hyrocoidea, vivant en colonie dont tous les membres urinent au même endroit, ce qui permet au liquide de se cristalliser et d’être récupéré, afin de donner une tonalité ammoniaquée et âcre à des parfums osés.



Hyrocoidea

En résumé, seul le chevrotin porte-musc a indubitablement besoin d’être protégé. De plus, en ce qui concerne la plupart des substances animales, l’interdit ne vient plus de la loi. Il renvoie donc à une perception du corps, entretenue par l’industrie aromachimique, cette dernière se faisant d’énormes bénéfices avec les produits d’hygiène de lessiveurs. La propreté est ainsi devenue synonyme des odeurs des muscs artificiels propres, non des huiles essentielles de lavande ou des absolus de rose, et encore moins des sécrétions animales.



Quoi choisir : déodorant ou anti-sudorifique ?

Pourtant, la beauté ne s’oppose pas à l’animalité, ni l’animalité à la propreté. En parfumerie, les plus beaux bouquets contiennent des notes animales. C’est pourquoi Luca Turin écrit très justement qu’un mangeur de camembert est plus à même d’apprécier le parfum qu’un amateur de yaourt. Qui plus est, je rajouterai, à demi-écrémés et trop sucrés. Dans le bon, il faut qu’il y ait une pointe de mauvais, qui lui donne tout son relief et finit par le rendre exquis. Mais l’exercice est difficile : l’animalité a toujours des relents fauves, sauf dit-on dans le cas de la panthère qui sentirait naturellement bon.



Bugatti, Petite panthère marchant, (1904)

Les parfums de cette catégorie, avec leur senteur sensuelle, chaude et animale, se situent donc à la lisière du bon goût, là où il risque de provoquer le dégout – d’où leur intérêt esthétique certain : il n’est pas donné à tout le monde de savoir composer une belle fragrance avec des accords où dominent la civette, le musc et le castoréum, bref des sécrétions animales, renvoyant aux odeurs corporelles de façon très directe.



Alphonse Inoue, Ex-libris art

D’abord, la civette possède une facette rappelant les fruits trop mûrs et surtout un relent fécal qu’il faut laisser transparaître sans provoquer la nausée. Le castoréum, quant à lui, présente une odeur charnelle à la limite du carné rappelant le cuir et les peaux huileuse de ces petites bêtes, mais aussi un côté fruité/fleuri permettant d’adoucir son animalité.



Castor

Enfin, le musc naturel, réputé pour son pouvoir aphrodisiaque, peut-être en raison de son taux élevé de phéromones, a une odeur variable selon sa provenance. Le mieux connu, le musc Tonkin, venu du Tibet, me semble le plus puissant avec une rondeur et une douceur inégalées, alors que le musc de Sibérie, moins fort, dégage une odeur légèrement sucrée, cirée, poudrée et boisée et, enfin, le musc attare, tel qu’il s’utilise en parfumerie arabe, sent la fleur blanche et le pin.



Mondrian, Le petit bois près d’Oele, (1908)

Mais tous ces muscs ont une même vibration riche, vivante et changeante, oscillant entre le côté indolique des fleurs blanches, la nuance sucrée de la cire d’abeille et la facette âcre du cuir. Le castoréum, avec son relent d’olives noires, et la civette, pouvant être très fruités, partagent cette qualité vibratoire. Ces matériaux font pulser les parfums et battre notre cœur d’animal quitte à le briser.



Frieda Khalo, Les deux Frieda, (1939)

Malheureusement, les parfumeurs actuels n’ont guère recours à ces produits. Dans cette section, nous traiterons donc aussi de parfums, qui recherchent l’animalité au travers des muscs artificiels dont le plus connu est la muscone, un cétone macrocyclique, modelé sur le musc du chevrotin porte-musc et obtenu par synthèse à partir du diacétyldodécane ou du citronellal, un aldéhyde constituant une majeure partie de l’huile essentielle de citronnelle.



Citronnelle

Synthèse de la muscone

Muscone

Mais d’autres muscs animalisés sont aussi utilisés, notamment, la civetone, aussi une cétone macrocyclique, imitant la civette. Les espèces chimiques nécessaire à sa synthèse se trouvent dans les fruits du palmier à huile contenant 30 à 35% de l’huile de palme si controversée en raison de la déforestation qu’elle provoque.



les fruits source d’huile de palme (lyc-george-sand-la-chatre. ac-orleans.jpg)

La civetone

L’ambroxide, quant à lui, est un éther macrocyclique, recopiant l’ambre gris. Dès 1950, Hinder et Stoll en avaient effectué la synthèse à partir du sclaréol, qui lui sert en grande partie de molécule de base, et s’extrait de l’huile essentielle de sauge sclarée.



Sauge sclarée (micosmetik.fr)


Synthèse de l’ambroxide à partir du sclaréol

L’ambroxide

Ainsi, les plantes possèdent des facettes animalières. Certaines matières d’origine végétale comme l’angélique (Angelica archangelica), le mimule musqué (Mimulus moschatus), les graines d’ambrette (Abelmoschus moschatus) ou l’essence de Costus, extraite de sa racine, évoque l’animalité. D’ailleurs, la fleur d’oranger et la tubéreuse s’emploient aussi à cet effet. La vibration animale ne s’arrête pas là où le règne animal et le règne végétal se séparent dans nos esprits.



Ambrette

Costus

Mimulus moschatus

Angélique

Quel que soit le moyen utilisé, je dédie cette section aux parfums dont le parti pris est de dégager une senteur animale, donc de nous faire sentir notre animalité, même s’ils contiennent, par ailleurs, des notes de plantes, voire des notes fleuries, et appartiennent donc aussi à une autre famille. Car c’est seulement au prix de l’animalité qu’on atteint le sublime, dépassant la joliesse, facile à apprécier, mais dénuée de profondeur et d’individualité.


Pan (Mosaïque de Pompéi)

D’ailleurs la nostalgie a déjà fait son chemin depuis les interdictions des années 90s et certaines œuvres en sont le reflet. Muscs Koublaï Khan de Lutens, Musc Tonkin de Parfums d’empire ou Muscs Ravageurs des Éditions Frédéric Malle témoignent pour moi. Lorsqu’on a connu la magie de la vibration animale, elle devient l’objet d’une quête, même si c’est celle d’un monde disparu.



Peinture animalière (Grotte de Lasceaux)


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