Tabu de Dana : Le parfum des nymphes

mardi 18 avril 2017
par  Lavinia

Tabu (années 60s)

‘Tabu’, en espagnol, signifie ‘tabou’, autrement dit quelque chose de prohibé avec quoi il ne convient pas de rentrer en contact. Drôle de nom pour un parfum qu’il faut comprendre en rapport avec son époque. Au début des années 30s, Javier Serra commanda ‘un perfume de puta’ à Jean Carles pour le lancement de sa maison Dana.

Courtisane

Selon sa communication, Dana serait à la fois le nom d’une nymphe grecque, celui donné aux plus belles femmes de l’Égypte pharaonique, ou encore, celui d’une île du Pacifique où se trouve la célèbre fontaine de jouvence. De plus, il signifierait ‘doux réveil’ en Afghan ainsi que ‘succès’ en Basque. Je ne sais si tout cela est vrai, mais on peut affirmer que ce nom était porté par la déesse primordiale des Celtes, aussi vénérée par tous les Indo-européens sous une forme ou autre. En choisissant le nom de sa maison, Serra aurait donc trouvé la polysémie qu’il recherchait au-delà de ses espérances.

William Morris, The Goddess Dana (1834-96)

Dans tous les cas, le nom de ‘Dana’ évoquait pour lui la beauté, la jeunesse, le succès, mais d’abord une nymphe mythique qui plantait des fleurs le long de la méditerranée. Or les nymphes personnifiaient les forces de la nature et étaient réputées pour leurs nombreuses aventures sexuelles. Elles poursuivaient et attrapaient ceux qui refusaient leurs avances. Le terme de ‘nymphomanie’ vient de là.

Viol d’Hydas par les nymphes, fresque romaine, 1ère moité du 4ème siècle

Il fut utilisé par les médecins du 19ème siècle pour désigner une frénésie sexuelle, douloureuse et pathologique, chez la femme. Au 20ème siècle, le terme passa dans le langage courant, au sens large d’une hyper-sexualité féminine moralement blâmable plutôt que maladive. L’écart entre la bienveillance des nymphes, qui favorisaient les amours, et dont prétendaient descendre les familles aristocratiques grecques, avec le tour péjoratif que prit le nom de ces divinités secondaires laisse songeur. C’est dans cette brèche ouverte aux fantasmes qu’il faut situer Tabu.

Arthur Hacker, Syrinx (1858-1919)

Waterhouse, Hylas et les nymphes (1858-1919)

De plus, selon la légende, Serra fut particulièrement inspiré par le titre, Totem et Tabou (Totem und Tabu en allemand), de l’œuvre de Freud dans lequel il s’interroge sur la répulsion des sociétés humaines envers l’inceste. Freud en trace l’origine jusque dans les tribus primitives, qui se divisent en clans, protégés par un même totem animal. Tous les membres d’une parenté clanique se voient frappés par l’interdit sexuel, alors qu’ils ne sont pas issus de la même famille biologique.

Totem indiens

Avant tout, le tabou érige donc des liens sacrés, soudés par la crainte de châtiments terribles, qui inhibe la satisfaction du désir, là où il risque de déstabiliser le groupe. Manifestement, le parfum, Tabu, s’inscrit donc dans un certain rapport au sacré : l’envie d’explorer les zones troubles et dangereuses qui font l’objet de prohibitions. En cela, Serra était en phase avec son époque, pendant laquelle le surréalisme, à son apogée, préconisait une libération des forces psychiques des freins de la raison et du contrôle des valeurs reçues.

Carte postale ancienne ayant inspiré le surréalisme

C’est pourquoi Tabu fut commercialisé comme un parfum interdit d’une puissante sensualité, exploitant ainsi le fantasme féminin d’un passage à l’acte illicite, ne serait-ce qu’un moment de folie, en accord avec leurs pulsions sexuelles.

Affiche publicitaire pour Tabu

Lancé en 1932, le parfum contient une dose inédite de patchouli pour l’époque, alors que ce produit, considéré explosif, addictif et ouvertement sexuel, était dévolu aux demi-mondaines et aux prostituées du siècle précédent. De la sorte, le premier parfum de Dana renvoie directement à la signature olfactive de celles qui, ayant violé un tabou, devenaient elles-mêmes tabou ou infréquentables.

Affiche publicitaire (1953)

Avant la Première Guerre Mondiale, en effet, les femmes de mauvaise vie ne pouvaient entrer en contact avec les femmes de bonne réputation. Toutefois, les courtisanes, tant décrites par les romanciers du 19ème comme des femmes fatales, parfaitement immorales, sensuelles et irrésistibles, fascinaient aussi les femmes.

Manet, Olympia, (1863)

En secret, nombreuses rêvaient, elles aussi, donner libre cours à leur désirs, abuser de leur pouvoir de séduction, soumettre les hommes à leur moindre caprice et s’affranchir du carcan de la bienséance. Après la Grande Guerre, il y eut une révolution des mœurs, toujours d’actualité, qui permit d’exprimer ce désir plus ouvertement.

Max Ernst, Une semaine de bonté, (1934)

Néanmoins, aujourd’hui, l’usage du patchouli s’étant largement répandu, Tabu ne s’apparente plus à un coup de massue de Jean Carles, tel que le décrit Michael Edwards dans Les parfums de Légende. Car après des parfums tels qu’Opium d’YSL,Youth Dew d’Estée Lauder et Coco de Chanel, basés sur l’accord œillet/patchouli, mais avec l’ajout de bien plus d’épices, Tabu montre un autre visage.

Patchouli

En effet, l’accord mellis, présent dans tous ces parfums, joue sur la tension entre des senteurs omnipotentes et la douceur des fleurs : d’une part, l’essence des feuilles de patchouli, puissante, moisie et exotique, avec sa facette cacaotée, exacerbée par l’eugénol épicé, représentant le clou de girofle ou l’œillet, selon ses associations ; d’autre part, le salicylate de benzyle, avec son odeur fleurie-musquée, balsamique et herbacée rejoint par l’hydroxycitronellal, largement employé dans les bases florales, en raison de sa senteur fleurie, citronnée et aldéhydée, rappelant surtout le muguet, mais tantôt le narcisse, la jacinthe, le lilas ou le chèvrefeuille. Si Tabu contient bien cet accord, l’essentiel, me semble-t-il, se passe ailleurs.

Œillet de poète

Salicylate de benzyle

Hydroxycitronellal

Muguet

Dans Tabu, la tension résulte plutôt du contraste entre un bouquet de fleurs au cœur du parfum et des notes animales de civette et de castoréum soutenues par une fleur d’oranger piquante. En notes de tête, l’odeur de la fleur d’oranger, naturellement un peu animale, devient plus poivrée et piquante à cause du basilic, tout en gardant une douceur sucrée, qui se prolonge jusqu’au cœur du parfum.

Fleurs d’oranger

Là l’eugénol se décline en œillet au contact des notes fleuries : il ne domine ni le jasmin, ni une belle note de rose, assez profonde, certainement en partie attribuable au géranium, en raison du faible coût de Tabu.

Géranium

Toutefois, la clé du parfum se trouve dans ses notes de fond. Une civette naturelle de bonne qualité et du castoréum expliquent, en effet, son animalité, mais aussi son côté fruité de prunes et d’olives noires, qui se font sentir dès le début au travers des fleurs blanches et de l’œillet épicé. La vanille et l’ambre équilibrent ce fond, l’adoucissent, en association avec le bouquet de fleurs. Tabu se révèle donc comme étant un parfum sensuel en raison d’une animalité sucrée et fleurie.

Civette

Castor

Plus doux et plus animalisé, Tabu se distingue nettement des parfums auxquels il est d’ordinaire comparé. D’abord, dans Opium et Youth Dew, voire Coco, à un moindre degré, les fleurs, le benjoin et la vanille sont écrasés par le poivre, les clous de girofle et le patchouli, alors que Tabu demeure longtemps marqué par son départ oranger et ne serait nullement reconnaissable sans une senteur persistante de jasmin et de rose. Ensuite, la civette et le castoréum font surface plus nettement parmi les fleurs que dans un ensemble chargé d’épices. Il y a donc lieu de parler d’un accord animalisé entre la fleur d’oranger, le jasmin, l’ambre, la civette et le castoréum.

Jasmin

Par ailleurs, en filigrane, Tabu contient aussi un accord chypré bergamote/jasmin et rose/mousse de chêne et un accord ambré bergamote/vanille/civette. Il fait donc partie de ces parfums, qui, tels Shalimar, malgré une formule courte et relativement peu d’ingrédients, reposent sur plusieurs accords harmonieux dont l’un constitue la trame principale. Dans Tabu, c’est l’accord animal qui domine nettement le parfum. Mais cette animalité ne provoque aucun dégoût en vertu de sa tonalité fruitée.

Olives noires

C’est pourquoi les avis sur Tabu divergent tant : certains trouvent le parfum plaisant et convenable ; d’autres sulfureux, évoquant la nudité, sous un léger voile de fleurs et de fruits sans poids, ni importance. Pourtant, l’érotisme réside précisément dans cet art de laisser entrevoir ce qui suscite le désir tout en le préservant d’une vision trop grossière du corps. Or c’est bien là le rôle d’un voile transparent, ainsi que de toute forme d’habillage, tel le décolleté, conçue afin de montrer une nudité étudiée.


Titien, Flore (1515)

Tabu fait exactement de même. Sous des dehors fleuris et fruités, il insiste sur une animalité ainsi rendue attirante. Au bout du compte, Tabu en devient un parfum versatile, se mariant avec des vêtements chics, comme avec des tenues élégantes, et pouvant se porter en toute saison, sauf en pleine canicule, cela va sans dire. En fait, mine de rien, Tabu réussit un exercice assez périlleux : friser la vulgarité sans jamais y tomber.

René Prinet, La Sonate à Kreuzer (1898), paru dans Vogue et Harper’s Bazzaar, en 1941, sous le titre : ’le parfum défendu’

Notes de tête :

Fleur d’oranger, Bergamote et Basilic

Notes de cœur :

Œillet, Jasmin, Rose et Narcisse

Notes de fond :

Patchouli, Civette, Castoréum, Ambre, Benjoin, Mousse de chêne et Vétiver


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