Les abstraits : Contours flous et fleurs voilées

mercredi 10 août 2016
par  Lavinia

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Miro, Sans titre, série Quelques fleurs pour des amis


Il existe des degrés d’abstraction. A l’extrême limite, un bouquet abstrait ne laisse émerger aucune note naturelle : on n’est pas censé reconnaître la rose ; à un degré moindre, la représentation se détourne au profit de l’expression : on n’a jamais senti une rose comme cela, mais on sait tout de même que c’est de la rose... Dans les deux cas de figure, le parfumeur ne cherche pas à recopier les odeurs de la nature. Il exploite son fond, c’est-à-dire sa composition chimique, plutôt que la senteur associée aux fleurs visibles dans nos jardins et campagnes. Certains parfums sont donc ’abstraits’ conformément à la distinction faite, dans d’autres domaines artistiques, entre l’abstractif et le figuratif.


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Ron Isais, Mimesis


Plus techniquement, en parfumerie, nombreuses sont les œuvres abstraites qui se classent dans la sous-catégorie des ’Floraux aldéhydés’, en raison de l’utilisation d’aldéhydes aliphatiques dans leur composition afin d’estomper les contours distincts des odeurs de fleurs naturelles. L’art abstrait veut se défaire de l’imitation du réel, afin de nous forcer à considérer l’art pour lui-même, non à se demander, à quel point il ressemble au sujet auquel il se réfère. Il doit donc se libérer des représentations admises par la simplification, la distorsion, l’exagération et la stylisation. Or mariés aux meilleurs ingrédients naturels, les aldéhydes leur procurent un pouvoir de diffusion prodigieux, tout en masquant les notes de fleurs, perçues comme si elles étaient voilées.


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Gustav Klimt, Jardin au crucifix


Pour la petite histoire, les aldéhydes, dont le nom signifie ’alcool déshydrogéné’, ont été découverts en 1835 par le chimiste allemand, Baron Von Liebig. Formellement, un aldéhyde dérive d’un alcool primaire dont on soustrait deux atomes. Il en existe plusieurs types, mais ceux qui intéressent les parfumeurs, sont les aldéhydes aromatiques et les aldéhydes aliphatiques. Les premiers sont de structure cyclique et imitent des odeurs de vanille (vanilline), d’amande (aldéhyde benzoïque) ou de cannelle (aldéhyde cinnamique) ; les deuxièmes se distinguent par leur structure chimique linéaire et une note olfactive particulière plus difficile à utiliser. Malgré cela, la famille des aldéhydés en parfumerie désigne les aliphatiques.


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Kandinsky, Carrés avec cercles concentriques


Leurs débuts, pourtant, ne furent guère prometteurs. En effet, les aldéhydes sont des composés organiques de la famille des carbonylés, classés par nombre d’atomes de carbone, de l’aldéhyde 6 jusqu’à l’aldéhyde 12. Ils n’évoquaient pour personne l’univers du parfum. Pire, leur odeur violente et métallique n’attira guère les parfumeurs. En effet, les aldéhydes C9 et C11, découverts dans l’huile essentielle de rose, dégagent une odeur cireuse de bougie et les aldéhydes C8, C10 et C12, provenant de zestes d’agrumes, peuvent rappeler l’odeur du fer à repasser.


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La formule générale des aldéhydes : un atome de carbone, C, en double liaison avec un atome d’oxygène, O, et en simple liaison avec un atome d’hydrogène, H, porte une chaîne carbonée notée R.


Toutefois, sans ces composés carbonylés, la parfumerie moderne n’existerait pas, parce qu’ils rendirent une certaine forme d’abstraction possible. En effet, on a l’habitude de dater ses débuts au lancement de Fougère Royale, introduit en 1882, par la maison Houbigant, avec sa coumarine synthèse. Ernest Beaux, quant à lui, utilisa les aldéhydes à faible dose dans n°5 de Chanel, lancé en 1921, mais le résultat fut étonnant. Artificiel, puissant et sensuel, le rendu possède une beauté intemporelle qui ne manque jamais de surprendre. Pourtant nous verrons à la fin de cet article, que si les aldéhydes facilitèrent l’abstraction, elle n’en est nullement tributaire. Pour l’instant, il suffit de remarquer que si Jicky contient de la vanilline, le parfum doit son abstraction à sa composition, non à cet ingrédient de synthèse.


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Peintures allusives, Bouquet de Fleurs n°5 (philippeoccelli.canalblog.com)


D’ailleurs, avant Ernest Beaux, en 1912, Robert Bienaimé s’était bien servi de l’aldéhyde C12, en quantité infime, dans Quelques Fleurs créé pour Houbigant, mais il ne s’était pas osé à mélanger les aldéhydes. Toutefois, le parfum avait intrigué par sa modernité et attira l’attention des parfumeurs sur sa composition. A vrai dire, le n°5 de Chanel lui aussi suscita surtout l’admiration des professionnels : Henry Robert, créateur de la version EDT du n°5, Henry Alméras, auteur de Joy (un parfum somme toute figuratif !), et Vincent Roubert, inventeur du mythique Iris Gris. Tous faisaient parti du cercle d’Ernest Beaux et en vinrent à ajouter leur patte à l’histoire des aldéhydés, en composant des parfums dans le style abstrait qu’ils permettaient.


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Kandinsky, Lignes noires, (1913)


cependant, le succès de ces innovations en parfumerie ne fut pas immédiat. Au début du siècle dernier, l’odeur des fleurs coupées, telle qu’elle se répandait dans les maisons, resta longtemps le point de référence de la clientèle des parfumeurs. Avant le n°5, Ernest Beaux avait déjà créé un parfum contenant des aldéhydes, qui s’appelait le Bouquet de Catherine, commercialisé par la suite sous le nom de Rallet N°1, mais resté peu connu. Quant au n°5, il fut d’abord donné en cadeau, par Coco Chanel, à ses meilleures clientes. Présenté dans un flacon en forme de flasque de whisky et appelé par un numéro, il suscita seulement l’engouement de bouche à oreille, comme un parfum confidentiel, que Mademoiselle Coco, selon ses dires, aurait trouvé dans une petite boutique du Sud...


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Premier flacon de Chanel n°5


Ainsi la mode de l’abstraction fut longue à venir, mais lorsqu’elle vint, elle déferla dans tous les domaines artistiques. Selon Jean-Philippe Breuille : « On peut situer son origine aux environs de 1910 lorsque Vassily Kandinsky peint une aquarelle, conservée au MNAM (Paris) où toute référence au monde extérieur est délibérément supprimée. »


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Kandinsky, Sans titre


Kandinsky considérait que les couleurs et les formes communiquaient à elles seules des vérités spirituelles. L’artiste devait donc exprimer ses sensations visuelles et acoustiques, non tenter de représenter une réalité indépendante. Certaines distinctions s’en trouvaient abolies. Pour Kandinsky, l’extériorité et l’intériorité, la musique et la peinture se rejoignaient : « La couleur est le clavier. L’œil est le marteau. L’âme est le piano, avec ses nombreuses cordes. L’artiste est la main qui fait résolument vibrer l’âme au moyen de telle ou telle touche. » C’est donc la force émotionnelle qui compte, comme dans le cas de Jicky et du n°5, non le fait d’utiliser des produits de synthèse.


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Kandinsky, Skecth for moving silence (1923)


Aussi si l’art abstrait abolit les frontières entre l’œil et l’ouïe, en partant de ce que la nature comporte de moins défini, il n’y a aucune raison pour que les sensations olfactives soient exclues de cette mouvance (d’ailleurs, à l’heure actuelle, elles ne le sont aucunement), ni pour que le moyen d’y parvenir se réduise à des techniques déterminées. Tout le 20ème siècle se lit comme la domination progressive de l’abstraction. Bien d’autres produits que les aldéhydes ont permis cette évolution : l’hédione, semblable à un voile de jasmin, confère transparence et unité aux compositions, telles Eau Sauvage d’Edmond Roudniska, qui fut l’un des premier à s’en servir ; l’alcool phényléthylique une odeur florale indéfinie que l’on trouve de partout ; les muscs synthétiques, la rondeur et la propreté, d’abord exploitée par Estée Lauder dans White Linen.


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Peintures allusives, Bouquet de fleurs n°7 (philippeoccelli.canalblog.com)


De plus, d’autres substances, tels le linalol, les ionones et le géraniol entrent dans presque tous les parfums en vertu de leur polyvalence. Ils confèrent une odeur florale indéfinissable. De plus, il n’est pas impossible de créer un parfum abstrait avec des produits naturels. Ces derniers ressemblent souvent peu aux plantes dont ils sont issus. En les juxtaposant, on obtient des bouquets abstraits tel Flux de Fleurs d’Areej Le Doré, voire Sampaquita d’Ormonde Jayne. La question n’est donc plus tant de savoir s’il faut choisir entre l’abstraction et la figuration, vu que les deux tendances coexistent, car certains parfumeurs cherchent toujours à évoquer l’odeur de certaines fleurs en particulier. Au lieu d’enfoncer les portes ouvertes, en défendant l’abstraction, il reste à se demander si l’émotion ne se perd lorsque s’efface toute référence au monde qui nous entoure.


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Kandinsky, Composition IV, (1911)



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