N°5 de Chanel : la sensualité de la soie

lundi 22 août 2016
par  Lavinia

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N°5 de Chanel : les parfums (photographie de mon compte Instagram)



Avant-propos

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Tout le monde a pris l’habitude de parler du n°5 de Chanel comme s’il s’agissait d’une seule et même chose. Cela laisse perplexe sur grand nombre de propos, ni vrais, ni faux, par manque de précision. Il existe, en effet, beaucoup de versions du n°5, ayant bien un air de famille : le parfum, lancé en 1921 et l’eau de Cologne, née en 1930, tout deux créés par Ernest Beaux ; l’eau de toilette, datant de 1952 et composée par Henry Robert ; enfin, l’eau de parfum inventée par Jacques Polges en 1986. Toutefois, il ne s’agit pas là de pourcentages issus d’un seul et unique concentré.


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Warhol, Chanel n°5


En théorie, rappelons-le, l’EDC contient 4 à 6 % de concentré, l’EDT 7 à 12 %, l’EDP 12 à 20 % et le parfum, aussi appelé l’extrait, de 20 à 40 % pour les compositions les plus chères. Dans le cas du n°5, comme bien d’autres parfums d’ailleurs, les ingrédients diffèrent d’une version à l’autre et les taux de concentrations ne correspondent pas à la norme officielle. Afin de compliquer encore la donne, le parfum actuel ne saurait être celui de 1921. La civette en a été retirée et les nitromuscs sont aujourd’hui interdits. Je possède quatre versions du parfum : une des années 50 ou 60, une autre des années 60 ou du début des années 70, une autre de la fin des années 70, ainsi que la version actuelle.


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Flacons du n°5


Or les différence entre tous ces versions s’avèrent notables : l’ylang-ylang, le jasmin et la vanille dominent dans la plus ancienne, alors que le néroli et d’autres notes hespéridées jaillisent dès les années 70s. Et je doute que ce soit là les seuls effets de l’évaporation. Toutefois, il s’agit toujours d’un tissage de matières premières de grande qualité avec des aldéhydes dont la force et la douceur rappellent la soie. Tout cela sans parler de l’EDC et de l’EDT, versions vintage que je peux dater d’avant la fin des années 70. A l’heure actuelle, l’EDT a beaucoup moins de caractère. L’EDC, quant à lui, n’existe plus.


Crêpe de Chine



Cependant, malgré leurs différences, le parfum, l’eau de Cologne et l’eau de toilette possèdent en commun une texture sensuelle, infiniment douce et riche, avec un pouvoir de diffusion prodigieux. Le n°5 doit donc être traité comme une suite de variations sur un thème : des notes d’ouverture très fraîches, un cœur fleuri et un fond boisé plus ou moins animalisé. L’EDP sent bon, mais il introduit des notes de pêche, trop rondes, en rupture avec le la structure fuselée, épurée du n°5. Je n’en traiterai donc pas ici.




Le parfum



Parfum n°5 , de Chanel


Cette version reste moins connue que l’EDT ou l’EDP. Pourtant, l’équilibre est parfait : les notes de tête, l’ylang-ylang, le néroli et les aldéhydes, froides et lumineuses comme un soleil d’hiver ; les notes de cœur mêlant le jasmin, la rose, l’iris, la jonquille et le muguet, voilées par les aldéhydes ; les notes de fond puissantes, de l’ambre, du bois de santal, de la mousse de chêne, du patchouli et de la civette. Tel la soie, le n°5 de Chanel irradie une lumière opaque et chatoyante, tandis que sa texture ondule avec légèreté en surface, avant de retomber, en arrière plan, sur un drapé dense et épais.

Soie sauvage dont la couleur évoque parfaitement le n°5


Cette complexité s’exprime dès les premières impressions. Au départ, la note d’ylang-ylang, à la fois riche et délicate, apporte une grande sensualité au parfum, tout en lui permettant également de garder la finesse et l’élégance propres aux femmes qui ne cherchent pas forcément à séduire. Selon Jacques Polge, la qualité de ces fleurs tropicales, ainsi qu’une deuxième distillation, effectuée par la maison Chanel, en fait la note unique du n°5, due au mélange secret des fractions sélectionnées. Et cette note de départ, il est vrai, reste très particulière : elle se caractérise par une odeur à la fois verte et mûre, pure et dense, comme une banane fraîchement cueillie. En plus, elle s’associe à merveille avec le jasmin, la deuxième vedette du n°5, par son côté sucré et narcotique.


Ylang des Comores


Ensuite les aldéhydes entrent en scène. Tant d’histoires circulent concernant ceux-ci qu’il convient de préciser ce que nous en savons vraiment. Cela se réduit à peu de choses. Indéniablement, d’un point de vue historique, l’audace d’Ernest Beaux fut de mélanger des aldéhydes différents à forte dose pour l’époque : le C.10, le C.11 et le C.12 laurique. D’autres parfumeurs utilisaient déjà le C.12 laurique ou le C.12 NMA, mais de façon isolée, sans s’être confrontés à l’épineux problème des proportions, permettant de réaliser une combinaison équilibrée de ces produits, encore nouveaux pour l’époque. On retrouve là les senteurs extrêmement fraîches des lacs et des rivières sous le soleil de minuit qui, selon ses dires, ont tant inspiré Ernest Beaux. Les aldéhydes exaltent la fraîcheur des fleurs comme le soleil celle des eaux glacées.


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Fleurs de glace sous le soleil de minuit


L’intérêt de la chose réside dans le rôle joué par cette combinatoire : les aldéhydes du n°5 relient les notes de tête aux notes de cœur fleuries, en faisant pétiller, comme des bulles de champagne, le mélange de jasmin, de rose de mai, d’iris et de muguet. Ainsi, comme le souhaitait Coco Chanel, on ne distingue pas unes à unes les notes florales dans cet ensemble à la fois vif et fondu. Seule la douceur narcotique du jasmin se détecte clairement, malgré les aldéhydes qui en masquent le côté lourd et sucré.


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Jasmin de Grasse



C’est là le secret du n°5 : les aldéhydes voilent les notes et laissent transparaître des nuances fluctuantes sur un fond sombre. Au gré du temps, une note framboisée rappelle la rose, une note orangée la jonquille, une odeur propre les bois, puis une note forte, camphrée et terreuse, le patchouli et, de toutes parts, se diffuse la chaleur de l’ambre, du musc et de la civette.


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Soleil de minuit



Cependant, aucune ne domine l’ensemble, ne serait-ce qu’un instant. Aussi les notes s’étirent dans un mouvement continu qu’on ne songerait décomposer. Le n°5 de Chanel est ce mouvement et ne renvoie à rien d’autre qu’à lui. C’est pourquoi Tania Sanchez le compare très justement à un Brancusi : lisses et dorées, les notes s’élancent pour former une courbe dont la seule dynamique retient notre attention au détriment de l’identité des fleurs qui en font partie.


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Brancusi, L’oiseau dans l’espace (1932-40)

Pourtant, Ernest Beaux choisit les meilleurs ingrédients : une absolue de jasmin de Grasse ainsi que des roses de mai et de ylang-ylang d’une qualité irréprochables. Mais même l’ylang-ylang et le jasmin, qui donnent son identité florale au parfum, n’apparaissent pas entièrement telles quelles. Car les aldéhydes leur assurent un grand pouvoir de diffusion qui ne se traduit pas par des senteurs diffuses, mais lissées dans une envolée parfaitement structurée. C’est pourquoi le n°5 reste aussi beau et passionnant. Tel l’objet aimé, il ne cesse de dévoiler à l’amant de multiples nuances et facettes inconnues. Incapable de les saisir toutes, son âme demeure captive, fascinée par le mystère.


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Robe en crêpe de Chine

La grande différence entre le vintage et la version moderne se trouve dans ce jeu de demi-tons. La civette, les muscs et la mousse de chêne naturelle ajoutaient une dimension disparue : la profondeur sophistiquée, amère et animale des grands parfums. En son absence, la sensualité tend moins vers l’érotisme. Le parfum reste très féminin et complexe, mais il séduit par la qualité de ses notes fleuries et hespéridées, savamment imbriquées, non plus par l’animalité sans compromis d’une femme qui revendique sa pleine féminité, tenant autant de la fraîcheur que de la moiteur cutanée. Ce qui reste le plus animal dans le n°5 est le puissant néroli.


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Néroli de la Grande Duchesse

Le résultat sur papier est parlant sur la durée : alors que le vintage tient des jours entiers, l’actuel parfum susurre au bout d’un jour et d’une nuit. Poussons la comparaison plus loin. Si le n°5 était une voix de femme, alors la voix de Sarah Vaughan, connue pour ses sauts de registre d’une amplitude extraordinaire et son usage du vibrato, sobre et élégante, exprimerait l’envergure du vintage, alors que le chant de June Christie, toujours lisse et suave, mais d’une portée moindre, ressemblerait à l’extrait de 2014.


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Warhol, Chanel n°5



Il faut donc faire différents usages de ces deux parfums. Le vintage ne saurait plaire qu’à ceux qui admirent l’animalité sophistiquée d’une femme vêtue de crêpe de Chine ; la version actuelle correspondrait plutôt à une image jeune et fraîche de nuisettes et de lingerie. Les deux variations possèdent la beauté de la soie, le reste étant affaire de goût et d’humeur. Crêpe de Chine ou soie charmeuse ? Comme le vintage, la crêpe de Chine comporte des aspérités. Cependant, matte et granuleuse, elle n’en demeure pas moins légère et aérienne au porté. La soie charmeuse, quant à elle, avec ses reflets de satin et son aspect glissant, correspond bien à l’idée actuelle que l’on se fait de la soie et du luxe, donc au parfum n°5 actuel.


Carré de soie


Un dernier mot. Selon la légende, en choisissant le n°5, parmi les flacons numérotés de 1 à 5 et de 20 à 24 qu’Ernest Beaux lui présentait, Coco Chanel aurait dit : « Oui, c’est ce que je veux, un tel parfum n’a jamais été créé. Un parfum de femme qui sent la femme. » Ce propos, quelque peu obscur, se comprend, toutefois, en sentant le parfum. Le n°5 représente la passion sexuelle de manière esthétique, en suggérant le désir que provoque une femme sensuelle, follement attirante, dont la simple présence créé une telle impression qu’elle séduit sans rien n’y faire.



Notes de tête :


Aldéhydes, Néroli, Ylang-ylang, Bergamote et Citron


Notes de cœur :


Jasmin de Grasse, Rose de mai, Iris et Muguet


Notes de fond :


Ambre, Bois de santal, Vétiver, Patchouli, Mousse de chêne, Vanille, Civette et Musc




Chanel n°5, Eau de Cologne , de Chanel

Chanel n°5 , Eau de Cologne (vintage)


Après le parfum, je dois avouer que l’eau de Cologne est ma variation préférée du n°5, à la fois, forte et douce, fraîche et animale, bref très érotique. La notice dans la boîte de mon flacon décrit l’eau de toilette comme un parfum léger pour la journée ou le compagnon idéal du parfum. L’eau de Cologne, quant elle, s’asperge après le bain ou avant le coucher, afin que persiste une légère sensation de fraîcheur. Pourtant, à l’aune d’aujourd’hui, cette eau de Cologne semble puissante, chaleureuse et animale plutôt que rafraîchissante.


Soie sauvage

En effet, si l’eau de toilette me semble plus fraîche que le parfum, l’eau de Cologne comprend des notes trop fortes, notamment une note de civette très prononcée, pour être frais. De plus, la légèreté des notes de tête, peut-être perdues avec le temps, n’est pas en évidence. Il y a là de l’ylang-ylang, de la fleur d’oranger, de la bergamote et du citron, mais cette pointe de fraîcheur se fond avec la note amère de la mousse de chêne, les notes chaleureuses de l’ambre et du patchouli et les notes animales de la civette et du musc. Tout se passe comme si le jasmin, la rose, l’iris et le muguet étaient plus écrasés que dans le parfum.


Fleurs écrasées

Le résultat est étonnant de beauté. L’eau de Cologne du n°5, à la fois douce et lourde, enveloppe la peau d’un épais drapé, dense et réconfortant, non d’un voile aérien. Pourtant, elle ne manque pas de subtilité. Au contraire, l’ensemble arrive à marier délicatesse et somptuosité : la marque indélébile des fleurs dont on a perdu le tracé.



Notes de tête :


Néroli, Ylang-ylang, Bergamote, Citron et Aldéhydes


Notes de cœur :


Jasmin, Rose, Jonquille, Iris et Muguet


Notes de fond :


Patchouli, Mousse de chêne, Ambre, Civette et Musc




N°5 , Eau de toilette, de Chanel




Chanel n°5, Eau de toilette


L’eau de toilette, plus légère que le parfum, joue sur les notes de têtes : le néroli, le citron et les aldéhydes persistent jusqu’à la fin. De fait, le rôle des aldéhydes a changé. Il ne s’agit plus de donner une opacité inédite au jasmin, à la rose et à l’ylang-ylang, entre-aperçus derrière une voile aérien.


Pétales d’ylang-ylang à la surface de l’eau


Dans l’EDT, les aldéhydes accentuent la fraîcheur du tout et lui donnent une senteur plus héspéridée. Les fleurs sont d’ailleurs moins présentes que dans les autres versions. Il y a là de la vanille et des muscs parées d’une note verte, peut-être de la jacinthe. La mousse de chêne, quant à elle, semble remplacée par une note boisée. Aussi, d’une transparence inédite, plus que le parfum, l’eau de toilette d’Henry Robert évoque le dégel, à la sortie de l’hiver et la senteur des eaux glaciales.


Soleil de minuit

Dans cette version du n°5, le bouquet central, très réduit, et les notes de fond, moins prononcées, n’ont plus besoin d’un voile épais d’aldéhydes pour les estomper en les rendant opaques. Une mousseline de soie suffit à les confondre, tant leur caractère est déjà transparent, alors qu’il fallait de la crêpe de Chine pour le parfum. Faite de fils tordus et espacés, la mousseline de soie s’utilise, d’ordinaire, pour les foulards et doit être doublée pour faire une robe. Mais l’EDT n’a pas besoin de doublure, car elle se porte comme un vêtement vaporeux, dont l’extrême légèreté fait tout le charme indicible.


Foulard de mousseline de soie

Les notes de l’eau de toilette sont celles du parfum, mais les concentrations des notes de cœur et de fond, nettement amoindries, donnent un tout autre rendu.


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