White linen d’Estée Lauder : Le premier ready-made

samedi 3 juin 2017
par  Lavinia

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Estée Lauder White Linen

Le lin d’un blanc éclatant, séché au soleil et repassé au fer, n’est pas seulement un fantasme de lessiveur. Les fibres du lin forment réellement des massifs isolant de la chaleur ; sa texture rêche a bien le craquant des cristaux de neige sèche tout juste tombés. A l’aide de gros blocs d’odeurs synthétiques, White Linen nous enveloppe dans les faisceaux de ce tissu peu élastique et énormément tenace. Car les aldéhydes, les fleurs blanches, les notes vertes, les muscs et les bois, fortement soudés, ont le même rendu froid et raide que les vêtements de lin.


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Fibres de lin



Au résultat, les matériaux de White Linen, déjà décomposés et assemblés une première fois par la chimie organique, sont ici ré-assemblés, par Sophia Grojsman, de façon assez proche d’un certain cubisme, nommé que Braque et Picasso nommaient ’dessin synthétique’. Ceux-ci cherchaient à remplacer l’imitation du réel par la réalité de leurs peinture et y inclurent des éléments externes préalablement découpés. De la sorte, Braque composa Le Quotidien avec du papier collé uni, du faux bois, du galon de papier, du papier noir, et du journal sur papier contrecollé sur carton.


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Braque, Le quotidien (1912)



Parallèlement, White Linen articule des masses compactes de senteurs les unes aux autres. On dirait les faces plates d’un polygone auxquelles des arêtes et des couleurs donnent l’illusion de profondeur. Ce style géométrique est loin d’être complètement abstrait dans la mesure où le thème se prête à un pareil traitement : l’impression de sentir des molécules odorantes à l’état pur rappelle l’odeur du lin lessivé couplé avec ses aspérités tactiles.



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Braque, Usines du Rio Tinto à Estaque (1910)



Il y aurait donc plutôt lieu de parler du degré d’abstraction d’un ready-made incorporant des éléments du réel pour mieux le symboliser. Cependant, le statut d’une telle œuvre ne manque pas d’être ambigu. Nature morte à la chaise cannée de Picasso l’illustre : un morceau de toile cirée imprimée renvoie à la chaise, mais la corde renvoie au matériau de la chaise, son cannage, et constitue aussi le cadre du tableau.


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Picasso, Nature morte à la chaise cannée (1912)



Parallèlement, White Linen s’approprie des artifices de la vie quotidienne qui lui donne forme. Classé dans la famille des fleuris aldéhydés, l’originalité de White Linen doit plus, me semble-t-il, aux muscs qu’aux aldéhydes. Ceux-ci y jouent certes un rôle imposant, parce qu’ils sont en partie responsables de ses qualités abstraites : ils estompent les notes de muguet, de lilas, de violette, d’iris, de jasmin et de rose en leur donnant une envolée fraîche.


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Monet, Glycines, (1917-20)



De plus, les aldéhydes avec leur odeur métallique expriment parfaitement le lin fraîchement repassé. Cependant, avant tout, White Linen tient la première place parmi les fragrances contenant une overdose de muscs blancs, devenus omniprésents dans la parfumerie actuelle. Mais ce qui relève aujourd’hui de l’ordinaire avait alors une visée symbolique : les muscs matérialisent l’odeur du linge propre claquant dans le vent.


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Draps de lin



Et pour cause : en réalité, il reste des muscs blancs accrochés aux fibres textiles de nos vêtements, de nos draps et aussi à notre peau, parce que ces mêmes muscs sont contenus dans la plupart des produits d’hygiène. Très en évidence dans White Linen, la Galaxolide en est un excellent exemple.

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Formule de la Galaxolide

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Musc blanc

Synthétisée en 1965 par IFF et d’abord utilisée dans les adoucissants et détergents à la fin des années 60s, la Galaxolide ne se dissout pas dans l’eau. Son usage, rapidement répandu à l’ensemble des cosmétiques, explique qu’on assimile son odeur sucrée, fleurie et boisée avec celle de la propreté. En donnant la vedette à ce produit, associé à encore d’autres muscs blancs, White Linen relie parfum et lessive dans un idéal très américain du corps parfaitement propre, habillé d’un blanc immaculé, dont l’odeur fraîche et poudrée indique la totale maîtrise.


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Publicité pour White Linen



Au moment de son lancement, en 1978, le concept de ce parfum se situait en rupture avec celui de la séduction ouverte des Orientaux épicés, si populaires à l’époque, et je dirais aussi de la plupart des fleuris aldéhydés ultra-féminins tels le n°5 de Chanel ou Madame Rochas. Il ne faut pas oublier qu’Opium d’Yves Saint Laurent et Cinnabar de chez Estée Lauder sortirent la même année. Or, comparé à ces opulentes fragrances, White Linen impressionne par son rendu froid et décontracté. On ne touche pas un vêtement blanc de peur de salir même si ses formes sont amples et confortables.


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Publicité pour White Linen



Un autre jeu de pouvoir se met en place : la blancheur immaculée n’invite pas à s’approcher d’une femme, mais à l’admirer de loin. Ce n’est pas un hasard si les affiches publicitaires la mettent en scène devant les colonnes blanches d’une grande maison du sud des États-Unis. White Linen s’adresse aux femmes de tête dans une version moderne D’autant en emporte le vent. Après tout Scarlet O’Hara ne devint-elle pas une femme d’affaire efficace ?


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Scarlet O’Hara dans une de ses célèbres robes



Sur le site ‘Bois de Jasmin’, j’ai appris qu’à l’origine White Linen faisait parti d’un trio qu’Estée Lauder appela “New Romantics”, censés être appliqués seuls ou superposés en couches : “three incredibly pretty fragrances designed to interact with each other. Wear one. Wear two. Wear all three together.” encourageait la pub. On pouvait donc s’approprier l’art du parfumage en combinant des fragrances vives.


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Beverley Waltner, Original pop art target painting, 1970’s



 L’idée de combiner les parfums était nouvelle. Il y a là une approche souple de la mode très différente des diktats qui régnait jusque-là. (Je me souviens de ma mère qui rallongeait ou raccourcissait ses jupes chaque saison.) En cela, Estée Lauder débuta une tendance qui est devenue la nôtre : aujourd’hui chacun porte les parfums qui correspondent à son humeur plutôt qu’à sa tenue, comme l’exigeait Coco Chanel, même si les femmes ne peuvent tout se permettre dans les immeubles des grandes villes.


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Delauney, La ville de Paris (1910-2)



Qui plus est, le ‘Nouveau Romantisme’ implique une distance dont parlent la pureté du lin et les lignes droites des colonnades : point de romantisme sans barrière morale entre les soupirants, ne serait-ce qu’une tenue impeccable. De ce fait, si la combinaison des trois fragrances que je suppose toutes fraîches, les deux autres étant décrites comme un fleuri vert (Celadon) et un fleuri blanc (Pavilion), ne pouvaient exactement donner un résultat léger, elle marque un tournant vers la joliesse froide au détriment de la beauté animale.


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White Linen , Celadon, Pavilon



A vrai dire, celle-ci avait encore de beaux jours devant elle : pendant les années 80, on se parfumait lourdement et cette tendance ne s’infléchit que dans les années 90 sans complètement s’éteindre. Pourtant quelque-part, dès 1978, il fallait déjà une alternative dans les bureaux, où les femmes devaient, comme elles le doivent encore, projeter une image peu sexuée, en portant des couleurs neutres et des encolures droites, afin de prétendre au pouvoir au même titre que les hommes.


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Claire Underwood dans la série House of cards



C’est pourquoi les parfums contiennent aujourd’hui des quantités importantes de muscs blancs avec leur odeur ronde, savonneuse, familière et réconfortante.liant et diffusion White Linen se situe à la frontière entre ces produits et les fleuris aldéhydés classiques, en raison de ses notes florales intenses, qui, combinées avec des aldéhydes, lui donne un air décalé aujourd’hui. Créé par Sophia Grojsman, White Linen est marqué par sa prédilection pour l’odeur de fleurs puissance cent, comme il est aussi marqué par son style monolithique : des ingrédients, synthétiques pour la plupart, en grandes concentrations, peu d’évolution, quelques contrastes marqués, un côté lumineux et des accents poudrés à la fois féminins et propres.


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Sonia Delauney-Terk, Simultaneous contrasts (1913)



L’EDP vintage et l’actuel ne diffèrent pas énormément si ce n’est par la présence d’une note plus persistante d’Ylang-ylang dans la première formule, qui lui apporte, dès l’ouverture, un côté solaire et fruité, avec un relent de banane mûre par la suite.


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Ylang-ylang



Dans la version actuelle, l’Ylang-ylang paraît moins profond et charnel, laissant plus de place aux notes fraîches de citron et au côté amidonné des aldéhydes. Il y a aussi une autre différence notoire : la version actuelle ne contient pas de civette. Globalement, donc, elle perd en animalité et en puissance, mais l’esprit du parfum demeure : la propreté extrême de blocs de muscs blancs et des notes florales mélangées.


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Ci Twombly, White painting



En notes de tête, le citron, la pêche et les aldéhydes combinent des senteurs de fruits frais et de fer à repasser afin d’évoquer le lin dans un départ très vif auquel se mêle immédiatement un bouquet fleuri. Malgré les dires, celui-ci est bien abstrait, mais non parfaitement, car on distingue la note poivrée de l’œillet, le vert du muguet et le côté fruité de l’ylang-ylang.


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Rose blanche et muguet



Par la suite, au cœur du parfum, émerge une rose fraîche. A partir de là, les autres fleurs ne forment plus qu’une myriade de perspectives comme si leur senteurs étaient des points de vue divers sur la rose que je vois blanche en raison de la tonalité du parfum. Aussi le muguet, le lilas et la jacinthe reflètent sa facette froide, le jasmin son opulence, la violette et l’iris son côté poudré.



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Delauney, Simultaneaous windows on the city (1970)



Les notes de fond, du bois de cèdre (Vertofix) et de la mousse de chêne (Evernyl), soutiennent respectivement le caractère propre et classique du parfum. Il y a là aussi du santal, de l’ambre, du miel, du benjoin et de la coumarine, qui lui donnent plus de chaleur et de moelleux. Comme les muscs blancs prennent le pas sur les aldéhydes, au cours de l’évaporation, le parfum rejoint la rondeur d’un savon de luxe et évoque la douceur d’un vêtement, rendu rêche au séchage, qui se détend au contact du corps, ou alors, un drap touché par la lumière dorée du soleil.



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Draps au soleil



White Linen reste donc distant mais non sévère. Ses muscs, adornés d’une touche de miel, tiennent de la brise printanière chargée d’odeurs de pollen et de fleurs à peine écloses. J’aime à le porter, par temps ensoleillé, dès que la venue du printemps donne envie d’ouvrir toutes les fenêtres, mais ses fleurs sucrées, ses rotondités solaires et ses aldéhydes vifs ne gênent jamais. C’est justement là le but...



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Fleurs de lin



Notes de tête :

Aldéhydes, Citron, Pêche et Ylang-ylang

Notes de cœur :

Rose, Muguet, Violette, Œillet , Iris, Jasmin, Jacinthe et Lilas

Notes de fond :

Cèdre, Bois de santal, Ambre, Benjoin, Fève de tonka, Miel et Mousse de chêne.


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