L’heure bleue de Guerlain : De la matière du ciel

dimanche 16 octobre 2016
par  Lavinia

L’heure Bleue raconte un moment magique, lorsque le soleil, déjà couché ou non encore levé, ne cède place ni à la nuit ni au jour, le ciel se drape d’un bleu profond, allant de l’ardoisé à l’outre-mer. Dès lors, le ciel paraît descendre sur terre et l’envelopper d’un manteau bleu. Les choses n’ont alors plus d’ombres projetées par la lumière, renforçant par là leur présence dense avec des contours gommés échappant à la dureté de la lumière diurne.

Ingres, Vierge Marie

Cette heure exalte aussi les parfums des aromates et des fleurs. C’est pourquoi, lors de la nuit de la Saint Jean, on allait cueillir ces plantes, trempées de rosée, avant le lever du soleil, qui les draine de leurs vertus. Lors du rite, on marchait à reculons, afin que le regard ne porte pas plus loin que le cercle circonscrit par les pas et qu’on n’aille pas récolter ce que la nature ne nous offre pas d’elle-même.

Kandinsly, Several cercles, 1929

Fallait-il marquer, en outre, la réversibilité du temps cyclique, qui n’avance pas, dans la mesure où il en revient toujours aux mêmes points ? Quoi qu’il en soit, les solstices marquent les deux points extrêmes du renouvellement de la vie végétale, rythmée par le repos hivernal et la régénération printanière, non la suite des naissances et de morts qui règlent la vie animale.

Paysage de montagne à l’heure bleue

Trois histoires courent à propos de la source d’inspiration de L’heure bleue créé en 1912 : un voyage de Jacques Guerlain dans les montagnes de Bulgarie, au moment des rituels de la cueillette de fleurs, qui entourent le solstice d’été, une promenade sur les quais de Seine, entre chien et loup, qui l’aurait plongé dans l’enchantement, ainsi que sa forte prémonition d’une catastrophe imminente, en occurrence, la 1ère Guerre mondiale, qu’il voulut exprimer par un parfum, en l’absence d’autres possibilités, face à un sentiment aussi étrange.

Miro, La couleur des rêves

Comme le dit Michèle Treste, dans la petite Trotteuse : « La vérité ne se tient pas ici ou là, mais dans une troisième position, inconcevable pour nos esprits. Il faut se contenter de ce doute, où tout paraît, comment dirais-je... suspendu devant nous. » Ainsi L’heure bleue ne rentre dans aucune catégorie. Les mots n’ont pas le pouvoir de cerner sa beauté, à la fois abstraite et épaisse, comme la matière du ciel à la tombée du jour, qui nous laisse deviner la nature, nous la rend présente, sans que le soleil ne la dévoile.

Inga Hense, Heure bleue

Tout cela est difficile à accepter. Nous sommes les héritiers des cultes du soleil, transmués en lumières de l’esprit, qui nous montrent des formes nettes, rationnelles et immuables. Mais L’heure bleue ne fait rien de tel. Sa beauté réside ailleurs que dans l’opacité de ses notes. Le parfum s’impose par sa splendeur riche et épaisse comme le velours des robes d’autrefois. Avant tout, Le parfum de Guerlain s’assimile à une pâte de pollen, de fleurs miellées et d’amandes émondées.

La Dame à la licorne, l’odorat

Son opacité relève du mystère des anciennes religions opposant le ciel et la terre, qui furent progressivement remplacées par celles où l’adoration du soleil se complète par un culte de la lune, célébrant le cycle de la naissance, de la mort et de la résurrection.

Terre vue de l’espace lors d’une éclipse

Maîtresse des eaux, des marées, des plantes, des femmes et de la fécondité, la lune éclaire le devenir des choses, la nuit, comme le soleil de jour. Durant l’heure bleue, à contrario, ni la lune, ni le soleil ne se montrent. Aussi, au moment où le haut descend vers le bas, la vérité se profile sans se révéler. En sens inverse, la structure verticale des cathédrales gothiques, tendues vers le ciel, cherche à établir ce lien entre la terre et le ciel. Parfois revêtues d’une épaisse couche d’enduit ou de mortier ornés de couleurs, ces édifices incarnaient la luminance.

Notre Dame de Paris photographiée à l’heure bleue

Il en va de même pour les plantes pendant l’heure bleue : plutôt que des couleurs, on en perçoit une valeur de contraste brouillée par une source de lumière massivement bleue. Aussi lorsque le courant passe entre le ciel et la terre, le temps s’en trouve suspendu, car plus aucun astre ne marque son passage. C’est sans doute ce qu’éprouva Jacques Guerlain, un soir, durant l’heure bleue, où le ciel nous enveloppe et les plantes gardent pleine possession de leurs pouvoirs.

Giotto, Ascension

Ainsi L’heure bleue est avant tout un parfum aromatique, ensorceleur, sans rapport avec les fleurs coupées dans les vases des salons. Au début de 20ème siècle, il y avait un regain d’intérêt pour le folklore du passé, comme en témoignent les premiers tableaux de Kandinsky et les thèmes des ballets comme L’Après-midi d’un faune ou Le sacre du printemps.

Bakst, Décor pour L’après-midi d’un faune

Jacques Guerlain n’ignorait pas cette quête d’une harmonie retrouvée entre l’âme humaine et les forces de la nature. La note d’anis de L’heure bleue, en provenance de l’anis aldéhyde et peut-être d’un peu d’aneth, joue le même rôle que la flûte traversière du Prélude à l’après midi d’un faune de Debussy, qui ouvre le morceau et le traverse de part en part, comme le désir de la créature, mi-homme mi-bête, parcourant la forêt en quête d’une nymphe aimée.

Prélude à l’après-midi d’un faune

D’ailleurs, le parallèle se poursuit plus loin. Un bouquet de Provence, savamment composé de laurier, de romarin, de mauves et d’aneth se mêle, sans jamais s’en déprendre, des notes florales d’œillet, d’héliotrope et de violette. Celles-ci restent troubles, comme les nymphes évanescentes, figurées par les cordes pincées des harpes et les cors décrivant l’univers féeriques de la forêt qu’elles habitent avec les animaux. Une harmonie parfaite entre les senteurs aromatiques et le poudré de l’héliotropine et de la violette se construit autour de cette note obsédante d’anis résonnant dans un cœur floral flou.

Manet, Bouquet de violettes

De plus, le clou de girofle, si doux qu’il a certainement été macéré, accorde les notes de cœur avec un fond beurré de racine d’iris, entremêlé de vanille, de fève de tonka, de benjoin et de musc naturel, contenant des centaines de molécules odorantes. Avec l’odeur amandée qui s’en dégage, on se retrouve dans un paradis terrestre fait de délices. Dès l’ouverture du bouchon en forme de cœur, typiquement utilisé pour L’heure bleue, les notes de fond, incroyablement riches et parfaitement suaves, bourdonnent comme les violons de Debussy, et nous mettent en immersion totale dans un monde fantasmé.

Kandinsky, Le couple à cheval

Toute la magie de L’heure Bleue est là : une composition relativement simple, reconstituant un univers fantastique de notes aromatiques et poudrées, auxquelles un œillet herbacé et la douce animalité du musc naturel transmet une vibration magique. Il s’agit d’une variation sur l’accord contrasté de L’Origan de Coty entre des notes florales de fleur d’oranger, de violette, de jasmin et de rose, d’une part, et des notes épicées d’œillet et de vanille, de l’autre. Mais plus frais et délicat, L’Heure Bleue repose sur une harmonie de produits naturels, ronds et épais, telle qu’on croit sentir, autour de nous, l’éternel renouveau des plantes au retour du printemps où l’heure bleue s’allonge, riche de senteurs, pauvre en formes visuelles aux contours définis.

Magritte, Le retour

Les notes que je décris sont celles de deux flacons, l’un de 1930, l’autre de 1960, qui sont sensiblement les mêmes. Par l’effet du hasard, certainement un bouchon en cristal moins bien ajusté, le jus des années 60, beaucoup plus évaporé, est plus pâteux et plus riche que celui des années 30 mieux conservé. Il en résulte une senteur tellement délicieuse qu’elle est à tomber parterre. En revanche, je ne parlerai pas de la version actuelle de L’heure bleue, car elle ne présente plus aucun intérêt. Je possède, toutefois, aussi l’EDP des années 90, qui garde encore quelque chose de l’original : sa délicieuse saveur amandée.

Magritte, Le retour

Notes de tête :

Anis et Bergamote

Notes de cœur :

Clou de girofle, Héliotrope, Violette, Fleur d’oranger et Rose

Notes de fond :

Iris, Vanille, Tonka, Benjoin et Musc naturel


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