Nuit de Noël de Caron (#lesplusbeauxparfums)

Nombre de commentaires étranges circulent à propos de Nuit de Noël lancé en 1922 par Caron. Pour le critique influent Luca Turin, Nuit de Noël se distingue par sa base crémeuse de marrons glacés et son flacon noir (Le Guide (2008)).

Marrons glacés (ileauxepices.com)

Malheureusement, le parfum, mal construit, lui inspire de l’ennui. Nombre de commentateurs ont eux aussi trouvé des odeurs de plats traditionnels de Noël que leur suggère le nom du parfum d’Ernest Daltroff. Seulement j’ai beau sentir, ni confiseries, ni pain d’épice, ni encens n’entrent dans cette composition dense et amère, mais non point gourmande, résineuse ou fumée.

Bois denses (fr.depositphotos.com)

En fait, les vedettes incontestables de Nuit de Noël sont l’absolue de rose, le bois de santal et une base, nommée mousse de saxe, créée en 1912 par les laboratoires de Laire. Construite autour de l’isobutylquinoléine, une molécule de synthèse, verte et iodée, à l’odeur amère de la racine de réglisse, la mousse de saxe contenait aussi de l’essence géranium et de la vanilline, dans le but de l’adoucir.

Formule de l’isobutylquinoléine

Pourtant cette base restait difficile à utiliser pour les parfumeurs. Or Ernest Daltroff a choisi justement de dompter cette base avec de la rose de mai et du bois de santal dans son parfum appelé Nuit de Noël. Y a-t-il donc une entière disparité entre le parfum et son nom ?

Rose de mai (essentialoilbulk.com)

Bois de santal (scentis.com)

Tout dépend de notre vision de Noël. Bien avant qu’elle ne soit adoptée par les Chrétiens au 4^ème siècle, les traditions antiques célébraient la maternité, la fertilité et la victoire de la lumière sur les ténèbres. A Rome, il s’agissait de fêter la renaissance du Soleil Invaincu, ‘Sol Invictus’, au moment du solstice d’hiver dans le prolongement des Saturnales.

Saturnales (fresque murale dans une maison de Pompéi)

Or ces fêtes en l’honneur du Dieu Saturne, bien que joyeuses, comprenait aussi des combats de gladiateurs, assimilés à des sacrifices humains par les Chrétiens. Il faut dire que Saturne, un Dieu bienfaisant à Rome, avait tout de même mangé ses enfants dans la légende grecque. Enfin, les Chrétiens substituèrent la naissance du Christ à de telles réjouissances. Mais après la réforme, les célébrations de Noël, jugées trop païennes, furent mal vues par le clergé protestant et les premiers colons.

Goya, Saturne dévorant l’un de ses fils (entre 1819 et1823)

Brièvement interdite en Angleterre, entre 1647 et 1660, et en Amérique, entre le début de la colonisation et 1681, la fête de Noël devint un jour sacré de la famille au cours du 19^ème siècle où se met en place la tradition des cadeaux et, surtout, le recentrage de la fête autour des enfants.

Tableau anonyme représentant Noël dans une famille anglaise (après 1840)

Il y avait là des intérêts commerciaux, mais aussi des considérations théologiques. Au début de 19^ème siècle, le pasteur allemand Friedrich Schleiemacher prône cette nouvelle sensibilité envers les enfants, qui débuta au 18ème siècle, notamment avec le philosophe Rousseau, mais s’érigea en norme au siècle suivant. Pour Shleiemacher, l’enfant s’imprégnerait mieux la présence divine au sein de sa famille, par l’expérience sensible de la fête, plutôt que dans les églises. Pourtant, cette idée de l’innocence des enfants mit aussi l’accent sur les forces ténébreuses du mal qui la menace en permanence. C’est pourquoi le 19ème siècle fut aussi celui d’une surprotection parentale des enfants dans les milieux bourgeois.

Degas, La famille Bellelli (1858)

Nuit de Noël se comprend très bien dans ce contexte. Ernest Beaux ne chante pas la chaleur du noyau familial et la riche senteurs des mets, mais le côté démesuré des fêtes (regardez plutôt la taille du sapin ci-dessous typique des années 20s) et les monstres guettant dehors dans les ténèbres de la nuit.

Sapin de la famille Hauck (années 20s)

Le parfum ne comprend pas de notes de tête hespéridées, ni des notes de fond qui se détachent clairement des notes de cœur. C’est peut-être pourquoi il peut sembler mal construit. La mousse de saxe est présente à la fois au cœur et au fond du parfum. La nuit de Noël s’envisage du point de vue de la bête, qui voit la fenêtre illuminée, cachée par la noirceur d’un soir d’hiver.

Loup (millenium.org)

De là où il se trouve, en effet, les notes florales sont éclatantes, mais non point transparentes. Le jasmin irradie sa chaleur animale et l’ylang-ylang prend place, poudrée et fruitée, avec ses relents de banane.

Jasmin espagnol (edenbotanicals.com)

Ylang-ylang (edenbotanicals.com)

La rose, quant à elle, n’apparaît pas distinctement, mais partout à la fois, souligne la composition. Elle lui prête des nuances chaudes, cireuses et miellées à la mousse de saxe qu’elle enveloppe. De fait, l’absolue de rose ne sucre pas vraiment. Elle apporte une touche fleurie assez extraordinaire et équilibre la mousse de saxe sans prendre la vedette.

Roses de Grasse (jardindefrance.org)

La feuille de violette, quant elle, va plutôt accentuer le côté vert de la mousse en la rendant, de surcroît, un peu terreuse. Et ce d’autant plus que l’iris lui ressemble et renforce cet effet. Aussi Nuit de Noël nous fait progressivement plonger dans les ténèbres. Les notes de tête sont de traditionnelles notes de cœur et constituent un merveilleux bouquet avant de rejoindre les notes de fond dans le sous-bois.

Feuilles de violette (european-lepidopteres.fr)

Ici tout se passe comme si la feuille de violette et l’iris faisaient écho au vétiver terreux et au santal poudré. La tubéreuse ne prend pas le devant de la scène, mais accentue le côté animalier du parfum. Autrement dit, Nuit de Noël se porte pour ses notes boisées et fauves plutôt que son bouquet floral.

Mousse de chêne (library.essentiawholesale.com)

Il en va de la densité des ténèbres. Les fleurs en ressortent bien présentes, mais poudrées et animalisées par la mousse de Saxe et les bois, elles s’alourdissent et finissent par ne faire qu’un avec les notes de fond. Tout le contraire des parfums actuels axés autour des notes de tête, Nuit de Noël représente une descente au plus profond des bois plutôt qu’une ascension aérienne, un face à face avec l’opacité de la matière plutôt qu’un jeu de transparences libérant le parfum de toute référence au réel.

Bois sombres (waymakers.wordpress.com)

A porter en connaissance de cause, non comme un parfum gourmand, rappelant des friandises, mais un parfum boisé et fleuri, proche du chypré, sans reposer sur l’accord qui en vint à définir la famille des chyprés, tant il manque la fraîcheur des agrumes et des huiles essentielles de fleurs. Nuit de Noël ne renvoie pas à la fête tant qu’à la femme, avide de luxe, de roses et de fourrures, qui l’habite.

Carte des années 20s

Notes de tête :

Jasmin et Ylang-ylang

Notes de cœur :

Absolue de rose, Mousse de saxe, Feuille de violette, Muguet, Iris et Tubéreuse

Notes de fond :

Bois de santal, Vétiver, Mousse de saxe et Vanille