Djedi de Guerlain (vintage années 30s) : Parfum d’outre-tombe

vendredi 14 octobre 2016
par  Lavinia

Djedi de Guerlain (vintage 1930) (photo sur mon compte instagram)

On dit souvent que la mort est l’ultime voyage. Encore faut-il croire qu’on soit définitivement parti. Depuis la plus haute antiquité, les Égyptiens pensaient qu’il y avait une vie après la mort. Selon les époques, ils pensaient que le défunt entre dans dans une sorte de paradis champêtre : les champs d’Ialou ; d’autres croyaient qu’il habite le monde souterrain d’Osiris ou qu’il trouve place dans le ciel parmi les étoiles ; et d’autres encore qu’il continue de vivre dans sa tombe d’où il s’évade pour aller se percher dans les arbres avec les oiseaux.



Extrait du Livre des morts, mieux nommé Livre pour la sortie du jour : le voyage.

Un seule constante demeure au travers des siècles : sans la conservation du corps du défunt ou la momification, l’âme est forclose et la vie éternelle impossible. Djedi rend hommage au pouvoir des résines, des aromatiques et des épices, seuls à même de purifier le corps, afin de préserver, après la mort, la demeure de l’âme nécessaire à sa vie. La légende veut que Guerlain y intégra des cendres de momie, chose impossible à notre époque, mais tout à fait envisageable dans le contexte de la sienne.



Le célèbre masque funéraire de Toutankhamon

Impressionné par l’exposition parisienne de Toutankhamon, dont le tombeau avait été retrouvé presque intact par Carter en 1922, Jacques Guerlain composa un parfum, Djedi, qui ne ressemble à aucun autre, sauf dirais-je à Vere Novo, son prédécesseur révolutionnaire, composé autour de bois plutôt que de fleurs.



Chambre mortuaire de Toutankhamon

Couvercle du tombeau de Toutankhamon

Selon la mythologie égyptienne, Djedi était un magicien capable de replacer une tête séparée de son corps. Malgré la requête du prince Djedefhor, il refusa, toutefois, de démontrer ses talents sur des hommes pour le plaisir du pharaon Khufu. Il fit, toutefois, ses preuves sur une oie ainsi que d’autres bêtes. Guerlain, pour sa part, créa un parfum, librement inspiré de l’embaumement égyptien, qui visaient à faire du corps un djet, apte à nourrir les éléments immatériels de la personne, afin qu’elle ne meure pas et gagne la vie éternelle.



une momie égyptienne

Hérodote nous en a laissé un témoignage détaillé de l’art d’embaumer les corps et de les parfumer, tel qu’il fut élaboré par les Égyptiens :
« Tout d’abord à l’aide d’un crochet de fer, ils retirent le cerveau par les narines ; ils en extraient une partie par ce moyen, et le reste en injectant certaines drogues dans le crâne. Puis avec une lame tranchante en pierre d’Éthiopie, ils font une incision le long du flanc, retirent les viscères, nettoient l’abdomen et le purifient avec du vin de palme et, de nouveau, avec des aromates broyés. Ensuite, ils remplissent le ventre de myrrhe pure broyée, de cannelle et de toutes les substances aromatiques qu’ils connaissent, sauf l’encens, et le recousent.



Myrrhe broyée

Après quoi, ils salent le corps en le couvrant de natron pendant soixante-dix jours ; ce temps ne doit pas être dépassé. Les soixante-dix jours écoulés, ils lavent le corps et l’enveloppent tout entier de bandes découpées dans un tissu de lin très fin et enduites de la gomme dont les Égyptiens se servent d’ordinaire au lieu de colle. Les parents reprennent ensuite le corps et font faire un sarcophage de bois, taillé à l’image de la forme humaine, dans lequel ils le déposent ; et quand ils ont fermé ce coffre, ils le conservent précieusement dans une chambre funéraire où ils l’installent debout, dressé contre un mur. », Histoire, Livre II, 86.



Vétiver de Tahiti

Comparons les ingrédients utilisé pour l’embaument, tel que décrit, avec ceux du parfum : il ne s’agit pas d’utiliser exactement les mêmes mais d’un donner un rendu imaginaire. La note dominante de Djedi est le vétiver tahitien, avec son odeur légèrement amère de fumée d’encens, d’église et de cave sombre, très différente des notes de foin herbacé habituellement typique du vétiver. De fait, la racine de vétiver a toujours eu un usage médical : elle est censée soigner le stress, revitaliser les organes, et sert aussi à conserver les aliments. Nous sommes donc bien dans l’esprit d’une plante aux pouvoirs magiques.



cèdre

En plus du vétiver, le cèdre et le santal accentuent le caractère boisé et fumé de Djedi. C’était là quelque de nouveau à l’époque rappelant le caractère sacré des sacrifices que brûlaient les peuples de l’antiquité. Puis viennent des résines mélangées, des baumes, la civette et du goudron, peut-être issu de l’essence de bouleau, ou encore du pétrole encore présent à la surface du sol égyptien sous forme de flaques dans les années 20s. L’odeur de la fragrance est essentiellement imputable aux racines des plantes, aux résines des arbres et aux sécrétions animales. Bref, tout en revient aux sources de la vie et à tout ce qui demande à être transformé.



Dessin de civette

Ainsi le vétiver tahitien donne de l’énergie et ressuscite le corps par l’odeur de la fumée ; les résines, la civette, les muscs et le goudron le conservent et le parfument ; le patchouli le renforce : les fleurs embellissent et adoucissent le tout.



Rose de Damas

Car bien qu’elles soient écrasées ou indiscernables dans la composition, les roses et autres fleurs donnent vie aux épices sèches dont se dégagent certains ingrédients du pain d’épice : la cannelle, par exemple, mais aussi peut-être la muscade et le gingembre râpées.





Mais il se peut tout à fait que Jacques Guerlain se soit servi d’autres ingrédients produisant des propriétés olfactives similaires. La myrrhe elle aussi a une odeur sucrée et, quant au vin de palme...



Extraction de musc naturel

L’ensemble est donc à la fois boisé, animalier et balsamique. Mais sous prétexte que ce parfum s’inspire d’anciens rituels entourant la mort et contient même, selon une histoire vraisemblable, de la poudre de résines anciennes, voire de momie, le parfum a été qualifié de mortuaire et de sombre. A vrai dire, cependant, l’odeur de Djedi se caractérise surtout par la douceur des résines et de la cannelle. Avec Djedi, le parfum apporte la vie éternelle, non la mort. Car c’est avec les ingrédients purifiants des parfums que le voyage dans l’au-delà devient possible. S’il en revient, parce que les Dieux ont jugé son cœur juste, le défunt peut sortir de sa sépulture, le matin venu, et aller se percher dans les arbres parmi les oiseaux, à la clarté du soleil. Il n’est nullement condamné, comme les Grecs, à demeurer une ombre parmi les ombres, au royaume souterrain de Hadès.



Le jugement d’Osiris. Papyrus d’Hounefer montrant la pesée du cœur du défunt. Seul un cœur plus léger qu’une plume donnait accès à l’au-delà

Pour comprendre cette croyance, il faut tout de même savoir que les Égyptiens ne concevaient pas l’homme sur un modèle dualiste comme un être composé d’un corps et d’un esprit. Une fois momifié, le corps matériel devient le djet et les quatre principes immatériels de la personne, aussi détenus par les Dieux, le ka, le ba, l’akt et le shout ou l’ombre, ne sauraient survivre sans lui.



Le ka : le principe immatériel le plus important

Après la mort, on apporte donc les offrandes alimentaires nécessaires à la vie que seul le djet, corps purifié, peut fournir au ka, l’énergie vitale, au ba, son énergie de transformation, de communication et de déplacement et à l’akt, la puissance créatrice utilisée en magie.



L’akt sous forme de ibis

Le ba et l’ombre ont un statut particulier dans la mesure, où elles sont visib.les lorsque le mort réapparaît. Après la mort, le ba se trouve séparé du corps, mais se réunit avec lui après le rituel de la momification. En fait, il incarne l’âme du mort et apparaît sous la forme d’un oiseau, d’un ibis ou d’un faucon par exemple, à tête humaine.



Le ba

Sorte de double de l’individu, le ba reprend sa liberté après la mort : comme un fantôme volant, il sort de la tombe, survole les endroits qu’aimait le défunt pour le faire participer à la vie extérieure puis revient se poser sur la momie. Le corps et le ba doivent rester unis : il sort de son tombeau le matin et y rentre le soir.



Sortie du tombeau du ba et du shout

Ainsi le tombeau a une double fonction : préserver la momie dans un endroit soigneusement caché et permettre la survie des éléments immatériels de la personne dans l’au-delà. Sans le parfum des aromates, des épices et des résines, point de momification du corps, donc point de vie éternelle. Djedi rendait leurs têtes aux corps décapités. Jacques Guerlain s’en inspire afin de composer un parfum rappelant les petits bonhommes en pain d’épices qui, dans les contes de fées, prennent vie et tentent de semer leurs poursuivants, généralement, il est vrai, pour finir dans la gueule d’un renard.



Bonhomme de pain d’épice

Bien Djedhi soit un parfum unique, sa douceur permet qu’on le porte par tous temps, sauf dirais-je les jours chauds de l’été. Mais j’ai trouvé que les réactions des gens sont très diverses et certains le trouvent insupportables parce que trop fort et camphré. Bien que cela soit frustrant, je le mets donc lorsque je sais qu’il est apprécié ou lorsque je suis seule. Mais au moins, comme cela, mon flacon durera toute une vie.


Notes de tête et de cœur :

Civette, Épices, Patchouli, Mousse de chêne, Vétiver et Musc.

Notes de fond :

Cuir (goudron de Bouleau), Cèdre, et Santal.


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