Jicky de Guerlain : un champ de lavande, à l’abandon, en plein soleil

vendredi 6 juillet 2018
par  Lavinia


Jicky (vintage 1933-35) de Guerlain (photographie tirée de mon compte Instagram)



Créé en 1899, Jicky peut se classer comme un fougère aromatique, reconnu, à juste titre, comme le premier parfum moderne, non parce qu’Aimé Guerlain utilisa deux molécules de synthèse, la coumarine et la vanilline, dans sa composition, au lieu de la seule coumarine, comme Paul Parquet, mais plutôt en raison d’une nouvelle démarche : créer l’émotion.




Van Gogh, Lavandes dans le jardin du monastère de Saint Paul de Mausole à Saint Rémy de Provence de (1888)



Au sens propre du terme, une émotion signifie un mouvement de l’âme en dehors d’elle-même. Or ouvrir un flacon de Jicky donne, en effet, l’impression de se retrouver transporté, par magie, devant un champ de lavande, envahi par des herbes de Provence, et de toute part éclairé par le soleil du Midi. Dès le flacon ouvert, l’effet se produit immédiatement et l’étonnement ne fait que grandir : on se retrouve littéralement transporté dans le maquis en fleurs.




Vue des lavandes dans le jardin du monastère de Saint Paul de Mausole à Saint Rémy de Provence



Jicky invite donc à se promener au travers un champ d’arômes. Sur la peau, son charme s’exerce tout au long du jour.


Lavande aspic (lasanteetlesplantes.fr)



On déambule dans des arômes d’essences de lavande, partout présents et différents à la fois ; ça et là, on reconnaît celles du romarin, du thym, du basilic, un peu de rose, puis on croit sentir de la sauge sclarée, sans la saisir nettement, à cause de son odeur proche de la lavande ; pendant tout ce temps, on goûte une pointe de fraîcheur persistante, apportée par des agrumes, ainsi qu’une très grande douceur, provenant encore de la lavande, sans doute ici sous forme d’absolu pour se montrer aussi tenace et fleurie, mais comme on sent aussi du jasmin, du géranium ou peut-être de la rose, on ne sait plus.




Sauge sclarée en fleur (photographie tirée de mon compte Instagram)




Le géranium des bois habitant aussi le maquis (Luonto Portti))



Et ce d’autant moins, que loin de fermer la marche de façon ordonnée, des épices, notamment la cannelle, la coumarine et la vanille naturelle, très en valeur aux côtés de la vanilline de synthèse, se baladent dans les fleurs et les aromates, en compagnie de notes animales de muscs et de civette naturelle très prononcée.


Le maquis corse (youtube)



Selon les dires, cette note de civette appuyée fit scandale et détourna les femmes du parfum, porté au début par les seuls Dandys. La lavande est habituellement associée à la propreté : son étymologie italienne ‘lavanda’ signifiant ‘lavage’, renvoie à la pratique courante de placer un sachet de lavande dans le linge propre.


Sachets de lavande (amazon.de)



Cette fleur semble donc former un couple très mal assorti avec un liquide issu des glandes anales du chat musqué. Dans les années vingt, pourtant, un article de mode remit Jicky à la page, sans qu’il ne connaisse jamais un grand succès commercial. Est-ce la faute à la civette, à l’amertume des herbes de Provence ou à l’ambiguïté du parfum ?




Illustration pour la revue Arrow Collar de Leyendecker, 1907.



Jicky, en effet, est double de part en part, composé comme une musique écrite en contrepoint, superposant au moins deux lignes mélodiques distinctes. D’emblée, deux sortes d’essences de lavande, l’une fine, fleurie et mielleuse, l’autre dite du midi, verte et mentholée, voire camphrée, chantent chacune leur mélodie.




Lavande fine ou lavandula angustifolia (lesamesfleurs.com)




Lavande du midi ou lavandula stoechas (photo prise par Jean Tosti, le 09.05.04, à Tererach)



Le parfum s’étire dans deux directions opposées. De plus, toute une gamme de notes contrastées opèrent des coupes franches, sur trois plans, a priori disparates, et toujours d’une dualité équivoque : un départ froid et amer de citrons, de bergamote et d’herbes de Provence, sucré par la lavande fine ; un doux cœur floral relevé par des épices ; un fond chaud et sensuel de coumarine, de vanille et de cuir, auquel la civette ajoute un brin d’aigreur.


Écriture musicale du contrepoint avec une dissonance passagère.



Dès lors, comment marier le doux et le piquant, le sucré et l’amer, le frais et le torride, le propre et le sale ? La dualité de Jicky reste pleinement maîtrisée, car la senteur de la civette diluée, délicieusement musquée et fleurie, traverse l’ensemble, avec un relent animal donnant une même vibration à des notes très diverses.


Civette



A cela s’ajoute le fait que des deux lavandes, il y en a toujours une pour unir sa voix avec d’éventuelles dissonances. Du coup, les notes de cœur relient avec brio les notes de tête et de fond, sans qu’on n’ait l’impression de porter deux parfums distincts : une eau de Cologne très aromatique et hespéridée, calquée sur l’Eau de Cologne Impériale de Pierre François Pascal Guerlain de 1860 et un oriental animalisé, légérement épicé.




Bouquet d’herbes de Provence (truffaut.com)




Bergamote (clickbienetre.fr))



Citron (easyvoyage.com)



S’il est vrai que Jicky s’inspire de l’histoire d’une rupture entre Aimé Guerlain et une mystérieuse Anglaise, dont les parents se seraient opposés au mariage, l’évocation de deux êtres séparés, vibrant au même diapason, ne saurait être mieux suggérée.


Rails se séparant



Quoi qu’il en soit, sans la civette naturelle, Jicky serait tout au plus un joli parfum et ne produirait pas son effet magique. N’en déplaisent aux âmes sensibles, il y a des excréments d’animaux dans les champs de lavande, pis, de toutes les fleurs émanent des odeurs à la fois sucrées et amères, afin d’attirer les insectes pollinisateurs, repousser les inutiles et interdire aux premiers de trop boire à la tasse. La plurivocité de Jicky trouve sa source dans la nature, caressante et brutale, rendue troublante, car égale à elle-même.




Van Gogh, Troncs d’arbres avec lierre (1889)



De plus, dans l’art, il faut des contrastes marquants dont la mode se passe volontiers. Un parfum d’une joliesse convenue est à l’art de la parfumerie, ce que le roman à l’eau de rose est à la littérature : un sous-genre. Jicky exploite d’ailleurs ce thème de l’eau de Cologne, simple et fraîche, pour en faire autre chose : du citron, de la lavande et des herbes aromatiques, soit, mais aussi de la civette, afin de sentir le mauvais dans le bon et donc surclasser la joliesse, trop facile à aborder, qui finit vite par ennuyer.




Civette dans un champ au tombé du jour



Seule la beauté, en effet, ne cesse de nous surprendre, parce qu’elle garde jalousement son étrangeté. Qui a envie de fredonner le tube de l’été une fois la saison passée ? La ritournelle semblait pourtant bien entraînante. En revanche, pour peu qu’on aime la musique, une suite de Bach, maintes fois écoutée, ne manque jamais d’émerveiller, toujours plus belle que ce que le souvenir en retient.



Fleurs de lavande fine (lechateaudubois.com)



A ma façon de voir, le champ de lavande ne s’appelle pas Jicky ; plutôt sa richesse appelle Jicky à se promener de nouveau. On peut bien regarder la pyramide olfactive, la promenade ne suit pas d’ordre précis ou prévisible.




Le maquis corse (Le guide du Routard)



La lavande est omniprésente ; les notes de tête ne s’évanouissent pas, la vanille devient simplement citronnée ; le linalol, présent dans le bois de rose et le basilic doux, se fond dans une concentration plus forte, apportée par les fleurs de lavande ; le fond se montre d’emblée au grand jour et éclaire par sa chaleur des odeurs gluantes, telles l’avers goudronné et piné du thym, ainsi que le poivré du basilic, de la lavande et du jasmin.




Thym ou thymus vulgaris (doctorissimo.com)



Tout cela rend la plus civette fleurie et amplifie la vanille naturelle, amplifiée, pour la première fois, par une vanilline de synthèse. Ce qui apparaît et disparaît, d’un moment à l’autre, reste l’intensité des nombreuses notes vertes et aromatiques, brossées à grands traits, dont on saisit mal la nature dès qu’on cherche à les identifier de près.




Van Gogh, Troncs d’Arbres dans l’Herbe (1890)



Ce tableau odorant ne tient pas de l’impressionnisme avec sa lumière en pointillés, mais de Van Gogh, peintre du midi, avec la hardiesse de ses coupures et le thème des champs brillants en pleine lumière, qui donne l’impression surréelle, pour un parfum, d’être entièrement vernis. Le soleil du midi exalte les odeurs, aussi bien que les couleurs, sans laisser de zones d’ombre, seulement des points d’interrogation et des surprises. Jicky en est le témoin.




Champ d’herbes de Provence



Vous l’avez compris : celui ou celle qui porte ce parfum devient Jicky. Cela peut bien être tout le monde, car ce parfum unisexe évoque un champ en fleur, thème abordable et plaisant, s’il en est. Néanmoins, presque personne ne porte Jicky. C’est donc qu’un produit non sexué de façon innocente, pure et naturelle, jamais tapageuse, ni outrée, dérange toujours un peu trop, comme cette lavande, sentie de près, dont l’odeur piquante, voire camphrée, met à mal sa joliesse sucrée et propre.




Champ de lavande



Jicky aime l’odeur amère et le contact collant des herbes du maquis, vivantes à l’excès, débordantes de sucs et de sève, aigres, certes, mais sans la moindre trace d’amertume humaine. De plus,Jicky, épouse l’élégance naturelle de celui qui sait qu’entre l’homme et la femme, il n’est pas tenu de prouver qui il est. Un parfum donc à porter en toute circonstance et en toute saison, de préférence par temps sec et estival.



Notes de tête :

Citron, Bergamote, Romarin, Thym, Bois de rose et Lavandes  



Notes de cœur :

Absolu de lavande, Jasmin, Géranium, Rose, Basilic et Vétiver  



Notes de fond :

Cuir, Ambre gris, Civette, Fève de tonka, Coumarine et Vanille



Jicky de Guerlain : une lavande. Version actuelle.






Il s’agit d’un parfum à la lavande sans beaucoup d’ambiguïté. Au départ, les hespéridés restent très discrets, puis s’effacent très vite étouffés par la lavande.


Lavande aspic (fr-puresessentiels.com)



Celle-ci prend donc immédiatement le devant de la scène, avec en arrière plan, un arôme synthétique très désagréable, âpre et fécale, impossible à harmoniser, parce qu’il ne s’agit pas d’une note de parfumerie raffinée, mais encore d’une odeur brute de laboratoire. Est-ce là une reconstitution synthétique de la civette ? Dans ce cas, mieux vaudrait s’en passer. Il y a trop de différence entre une dissonance virtuose, qui, au final, produit une harmonie inattendue, et une fausse note contre laquelle mon nez ne fait que buter, sans jamais sentir un quelconque accord avec le tout.


Formule de la civette de synthèse



Dans tous les cas, il ne reste plus rien de la magie immédiate qu’opérait Jicky, dès l’ouverture du flacon, ni de sa fabuleuse dualité présente à tous ses étages, ni même de la qualité de sa vanille en arrière fond. Au premier abord, je me suis dit que cela valait mieux que rien, parce que je reconnaissais Jicky. Ce grand parfum n’était donc pas mort. A l’usage, cependant, force est de reconnaître que la reformulation actuelle ne donne pas une vraie idée de Jicky, mais l’idée faussée d’un Jicky fait de lourdeur boisée et d’âcreté fécale, à qui il manque tout son côté naturellement léger et rêveur.


Champ de lavande



Jicky a perdu sa brillance et son sourire. Au contact de la peau, le parfum se transforme rapidement en une lavande piquante et peu fleurie, sous-tendue par une vanille sans saveur particulière. Alors que faire ? Pour un prix beaucoup plus modique, je conseille plutôt d’acheter une autre lavande vanillée. Dans ce genre, l’actuel Pour un Homme de Caron, encore beau, fait mieux l’affaire que l’actuel Jicky.


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