Après l’ondée de Guerlain : Teintures de graines, de boutons, de racines et de fleurs

vendredi 5 mai 2017
par  Lavinia

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Après L’Ondée (1910-30) (photographie sur mon compte Instagram)


Plus émouvant qu’Après l’Ondée ? En parfumerie, il n’y a pas. Les appréciations se rejoignent presque toutes : ce parfum fleuri, poudré, anisé, brise le cœur de ceux qui s’y frottent. La raison ? Sa palette hypersensible, en demi-teintes de pastel, recrée les nuances de senteurs aromatiques qui émanent des plantes, sans qu’on sache s’en saisir, lorsque le soleil les sèche doucement de la pluie.


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Iris beige


Dans Après l’Ondée, enfin épinglées, ces petites touches de couleur, brodées sur un voile de violettes et d’héliotropine, esquissent un arc en ciel estompé par la brume. Au résultat, de multiples notes scintillent au travers d’un gaze vaporeux, lui-même posé sur un fond mouvant de reflets d’iris blanc et de musc de Tonkin.


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Klimt, Portrait de la baronne Bachoften Echt


Degrés d’humidité et d’évaporation, extrême mobilité du climat et de la lumière : ces impressions fugitives et indicibles font appel à notre âme d’enfant, celle que Maeterlinck nomme ‘notre être transcendantal’, « dont les actions et les pensées percent à chaque instant l’enveloppe qui nous entoure », bien que notre personnage d’adulte l’ai perdu de vue.


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Mary Garden incarnant Mélisande dans Pélléas et Mélisande de Debussy (livret de Maeterlinck)


Aussi Après l’Ondée s’envisage comme un miroir tendu à cet être mobile, caché en chacun de nous, dans un rapport pleinement intuitif au monde, bien en-deçà de la logique et du langage avec lesquels nous analysons les choses. Le parfum de Jacques Guerlain ne s’appréhende pas selon sa pyramide olfactive : il s’agit d’une série de tableaux captant des effluves changeantes.


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Monet, Nymphéas, (1908)


A la fois nuancé et romantique comme lui, Après l’Ondée, lancé en 1906, se compare souvent avec L’Heure de Bleue de 1912. Leur point commun serait surtout une juxtaposition de violette, d’iris, d’héliotrope et d’anis, avec une pointe d’œillet, donnant des fragrances fines, délicates et légèrement épicées.


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Œillet du poète


Néanmoins, leur rendu est très différent, parce qu’ils n’ont pas été fabriqué avec la même technique. Après l’Ondée, dans sa version vintage a, en effet, l’originalité d’être une teinture : les fleurs, l’orris, le clou de girofle, les graines d’anis et la vanille ont été macérés dans de l’alcool d’où l’impression de senteurs humides, dissoutes et fondues que l’on ressent.


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Teinture de fleurs


Aussi la différence d’humeur des deux parfums de Jacques Guerlain s’avère considérable : tandis que L’Heure Bleue, pareille à une riche potion de pollen, raconte un moment de magie où la nature nous submerge de senteurs d’une densité rare, Après l’Ondée, de composition moins luxuriante, moins saturée d’arômes, évoque, esquisse et renvoie l’âme à elle-même, afin de remplir les silences qui succèdent aux nuages grondant encore au loin.


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Constable, Cloud Study, (env. 1820)


L’Heure Bleue dégage une fragrance chaleureuse, alors qu’Après L’Ondée, tout en restant terrien dans sa version parfum, étale une certaine transparence aquatique, une tonalité humide de l’air comme vidée de matière, par un déluge soudain, puis remplie, à nouveau, d’évaporations pures, neuves, fraîches et puissantes.


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Van Gogh, Éclaircie après la pluie, (1886)


En notes de tête, déjà, la fraîcheur classique de la bergamote et de néroli rappellent une eau de Cologne. Seulement l’overdose d’anis fait toute la différence. Elle connote l’aubépine, mais aussi les herbes aromatiques et les fleurs anisés qui poussent au printemps, et que l’on sent avec acuité après une averse.


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Aubépines mouillées


C’est le paradoxe du flou plus clairvoyant que la netteté dont les impressionnistes, admirés par Jacques Guerlain, s’étaient emparés. Après l’Ondée suit sur leurs traces : les exhalations vaporeuses que l’eau arrache aux plantes détrempées paraissent plus vraies, quelque part, que les perceptions nettes offertes par un soleil éclatant. Sinon pourquoi ce parfum toucherait-il si facilement tant de personnes ?


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Monet, La pluie, (1886)


Avec son accord délicat de violettes, d’héliotropine et d’iris, renforcé par l’œillet, suaves à souhait, Après l’Ondée dégage une infinie douceur, parcourue de frissons, telle une musique de Debussy faisant écho aux multiples voix de la nature. C’est pourquoi ses harmonies tournent autour du libre flottement des accords parallèles, des centres tonals vagues et des rythmes fluides, telle l’eau suspendue dans l’air en fines gouttelettes, qui diffusent la lumière et en deviennent visibles sous forme de brouillards.


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André Baechler, Évaporation sur le lac de Pérolle au soleil levant


Debussy disait : « Je suis de plus en plus convaincu que la musique, de par sa vraie nature, est quelque chose qui ne peut être coulé dans une forme fixe et traditionnelle. Elle est faite de couleurs et de rythmes. » Le chromatisme vibrant de sa musique, à la fois dynamique et statique, qui interpelle, rassure et tranquillise d’un seul mouvement, trouve aussi son expression dans certaines aquarelles de Kandinsky .


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Kandinsky, Composition 8, (1923)


Mais Debussy est plus romantique. Et immanquablement, Après l’Ondée, en raison de son style suggestif et de ses violettes chargées de rosée, me rappelle l’opéra Pelléas et Mélisande, composé par Debussy entre 1893 et 1902. Plutôt qu’un opéra classique, il s’agit, à vrai dire, d’un poème lyrique, où l’orchestre symphonique, jouant une mélodie délibérément antilyrique, se limite à soutenir le chant, telle la lyre dans l’Antiquité, afin de laisser toute place aux émotions de chaque personnage, exprimées au plus près par sa voix, ses actes et des décors qui reflètent son âme.


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Violette mouillée


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Mélisande


Avec ses notes tendres et innocentes, Après l’Ondée renoue aussi avec les sources du lyrisme, qui, au début du siècle dernier, se veut moins effusif, plus à l’écoute d’énergies inconscientes et du monde de l’enfance. Teinté d’innocence, l’accord principal d’Après l’Ondée confectionne un voile poudré de violettes et d’héliotrope, retombant sur un fond irisé, traversé par le souffle cristallin de la bergamote, lui-même sous-tendu par les accents sucrés, d’anis et de lavande, qu’exhale une terre pleine d’arômes.


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Fleur d’anis


Ainsi, ce parfum, o combien subtil, ne se perd pas en subtilités, car le thym, la lavande, la note anisée d’églantine, l’œillet délicatement épicé et le côté indolique du jasmin ancrent la senteur des fleurs dans l’odeur chaude de la terre, qui remplit l’air, après la pluie, avec les effluves aromatiques de plantes exaltées.


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Lavande


Ces arômes se marient à merveille avec les notes de fond ambrées, vanillées et amandées, qui, à leur tour, relaient la douce lumière du printemps, perçant l’air humide, et la masse noire des nuages à l’horizon, déjà évoquée par la couleur sombre des violettes. De plus, les odeurs de beurre d’iris, de vanille et d’amande apportent une légère touche gourmande au parfum comme un souvenir de rêves d’enfant longtemps envolés.


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Turner, Arc en ciel, (vue du Rhin)


Voilà pourquoi Après l’Ondée effleure la corde sensible : il capte la beauté toute en nuances d’impressions fortes et fugitives que l’on se désespère de retenir : l’air lavé par la pluie et toutes les exhalaisons qui montent de la terre humide, une fois le soleil revenu, ainsi qu’une brioche beurrée, anisée, dorant au four, dont l’odeur s’échappe de quelque cuisine perdue dans un coin de mémoire.


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Chardin, La brioche, (1763)


Aussi la mélancolie d’Après L’Ondée n’est-elle pas chargée de regrets, mais porteuse d’espoir. On peut donc s’y abandonner sans tomber dans la tristesse, ou plutôt, en se délectant d’une mélancolie lyrique où se mêlent, sans se départager, l’émotion en provenance du parfum et celle d’un retour à l’enfance qui met chacun face à son âme dénudée.


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Delvaux, Le miroir, (1936)


Pour beaucoup, Après L’Ondée est un jardin ; je rajouterais simplement que ce jardin se situe au milieu de la campagne, là où les plantes aromatiques, cultivées pour leur utilité, n’ont rien d’apprêté ou de décoratif, et leurs odeurs se fondent avec celles de fleurs, feuilles et herbes sauvages.


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Klee, Jardin dans la plaine (II et I), (1920)


Après l’Ondée diffuse une aura discrète et, au bout de deux ou trois heures, devient un parfum de peau. A porter, donc, par temps humide, au printemps, lorsque tristesse et plénitude se rejoignent dans une sorte de résignation joyeuse aux changements apportés par le temps. Il s’agit d’une question d’humeur plutôt que de tenue. Idéal dans l’intimité, car Après l’Ondée aromatise la peau comme les plantes la terre.


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Max Ernst, Jardin de France (1962)


Notes de tête :

Bergamote, Romarin et Lavande

Notes de cœur :

Aubépine (Anis), Violette et Œillet

Notes de fond :

Iris, Héliotrope, Musc de Tonkin, Ambre et Vanille


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