Les narratifs : ces parfums qui racontent une histoire

mercredi 4 janvier 2017
par  Lavinia


Un parfum peut-il raconter une histoire, c’est-à-dire décrire un lieu ou narrer un événement ? Déjà un goût et une odeur le peuvent. Proust en témoigne en racontant le fameux épisode de la petite madeleine. Au début Du côté de chez Swann, le narrateur Du côté de chez Swann retrouve involontairement le souvenir de tout un pan de son enfance en mangeant une madeleine trempée dans une tisane.

Proust et sa madeleine

De Combray, le village où il passait ses vacances, il ne se rappelait qu’un petit pavillon donnant sur le jardin construit pour ses parents, car le drame quotidien du coucher, lorsqu’il devait gagner sa chambre quittant ainsi sa mère pour la nuit, se jouait là, avec pour décor l’allée de jardin par où arrivait Swann, le couloir, la salle à magner et, au centre, central le maudit escalier qui conduisait à sa chambre.


Combray : la maison des parents de Marcel et le jardin de Tante Léonie

Mais le goût du gâteau lui fit revenir en mémoire un autre rituel : le dimanche matin, il allait dire bonjour à sa tante Léonie, alitée, qui lui donnait une madeleine trempée dans une infusion ou du thé. De là, ressurgit la maison sur la rue dans laquelle elle vivait, toute la ville de Combray et ses environs, les fleurs mêmes de son jardin et celui de M. Swann tant jalousé.


Roses jaunes signifiant la jalousie

Selon Proust, les odeurs et les saveurs sont des âmes plus immatérielles, mais plus persistantes que les êtres et les choses. C’est pourquoi elles gardent « l’immense édifice du souvenir », une fois qu’ils sont morts ou détruits, leur forme s’étant peu à peu désagrégée dans notre mémoire au point de ne plus avoir la force de rejoindre la conscience.


Warhol

Mais la mémoire involontaire fait surgir le passé, là où il reste pur, immatériel, dans l’ancien l’oubli, qui ne sen emboîte pas avec le présent. Le goût de la madeleine déclenche ses réminiscences de Combray, mais ne s’y mélange pas.


Le chemin des aubépines si important dans le roman

Aussi les parfumeurs, parfaitement conscients du pouvoir de l’odeur, cherchent-ils souvent à raconter un lieu, un voyage ou un moment en le faisant surgir de quelques traits caractéristiques odorants. Ils parviennent ainsi à rendre présent ce qui est absent et le caractère éphémère de leur art, qui régule l’évaporation de molécules, en devient ainsi la force. De sa disparition programmée, le parfum tire une apparition fugace, mais vivante, intacte et pleine.


Aubépines

Reste le problème que ces œuvres ne sauraient nécessairement nous rappeler quoi que ce soit dont nous avons fait l’expérience. Vu que nous n’avons pas eu la même histoire que le nez en question, une odeur ne saurait nécessairement déclencher une avalanche de souvenirs, ni faire ressurgir des images mortes de notre passé, sauf si nous avons eu le bonheur de connaître les mêmes endroits ou de vivre des temps similaires.


Photos souvenirs

Nous constatons aussi que même si nos connaissances du sujet traité sont faibles, le plaisir tiré du parfum n’en est pas pour autant amoindri. D’ailleurs même les parfumeurs ont composé des œuvres sur des lieux et des histoires qu’ils n’ont pas connus. Jacques Guerlain s’est-il promené dans les jardins de Shalimar ?


Jardins de Shalimar

Tout se passe donc au niveau de l’imaginaire. Le nom du parfum guide notre imagination vers un ailleurs auquel nous associons son odeur. A l’inverse du processus naturel décrit par Proust, l’odeur nous mène ici vers un inconnu sans forme visuelle précise, non vers ce qui est bien connu de nous, enfoui au plus profond de notre mémoire.


A Nonyme, En route vers l’inconnu

Par exemple, Bertrand Duchaufour appelle son parfum Séville à l’aube et je me représente vaguement la cathédrale et les ruelles étroites, dont je ne me souviens peu, au travers d’une odeur de fleurs d’orangers que je n’associe pas à la ville. Peu importe, je rêve Séville autrement que je ne l’aurais fait. D’ailleurs n’est-ce pas là l’intérêt d’une œuvre : nous faire découvrir le monde créé par le style de l’artiste ?


Séville à l’aube

Mais il se peut aussi que ce dernier évoque des moments vécus par tous : la venue du printemps, la pluie, le soleil et les fêtes. Une représentation fidèle s’attache, dès lors, à l’odeur du parfum. Il n’en reste pas moins que celui-ci raconte un événement.


Monet, La promenade

Son parfum n’a donc pas à être jugé fonction du seul degré d’exactitude avec laquelle il reproduit les odeurs choisies, mais surtout par rapport à la façon dont le sujet est abordé. Une histoire, quelle qu’elle soit, doit relier des événements, réels ou imaginaires, en sélectionnant des signes permettant de suivre le fil de la narration. Si on ne racontait tout, la masse informe de détails empêcherait une telle chose. Et puis il faut aussi commencer et finir quelque part.


Affiche de Blanche neige (2012)

Dans un parfum, la note ou l’accord font l’événement. En choisissant lesquelles souligner, lesquelles omettre et comment les associer, le parfumeur fait son travail de conteur avec sa matière : les molécules odorantes. Alors de deux choses : soit le rythme d’évaporation induit une progression dans les notes perçues, soit il est paramétré de façon à ce que le parfum n’évolue pas.


Magritte, Les idées claires

Cependant, même si progression il y a, celle-ci diffère des chapitres d’une histoire, car les notes de fond, issues de molécules plus lourdes, qu’on ne sent pas encore distinctement, font déjà partie de l’impression d’ensemble et celles déjà envolées y laissent aussi une trace. Le passé et le futur ne se résorbent pas entièrement dans le présent, mais persistent à travers lui et le divise en faisant pointer dans deux directions : les notes évaporées et les notes à venir. Parallèlement, Lichtenstein raconte une histoire de BD en un seul tableau.


Lichtenstein

Tout l’intérêt d’un parfum narratif est là : la composition évoque autre chose qu’une odeur stylisée. Elle joue sur un plan distinct, dépassant la beauté de sa propre forme olfactive, pour nous transporter dans une histoire qui n’est pas la nôtre.


Récits de voyages

Si les autres familles de parfum renvoient à des types d’odeurs naturelles et artificielles, les narratifs s’en servent. Ainsi s’ils se rangent bien dans les mêmes catégories olfactives et adoptent eux aussi une figure de style propre à mettre en valeur certaines notes, ce serait, néanmoins, réducteur que des y ranger. Les narratifs méritent d’être classés à part, parce que leur fin n’est pas uniquement de mettre en valeur des corps odorants, mais de renvoyer à des événements qu’ils racontent : une promenade dans un jardin, un voyage à la mer, un moment à part dans l’existence.


Monet, Bain à la grenouillère (1869)


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