Femme de Rochas : Prune confite

mercredi 5 septembre 2018
par  Lavinia

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Femme de Rochas (vintage 1950-60) (photographie tirée de mon compte Instagram)


L’histoire de Femme débute, en 1943, le jour où d’Edmond Roudniska recontra une odeur inhabituelle de prune confite. Il s’agissait là d’une méthyl-ionone, qui était restée vingt ou trente ans dehors, sous la pluie glaciale et le soleil tapant, dans la cour d’une usine, située entre un tas d’ordure et une fabrique de peinture. Pendant les années les plus noires de l’Occupation, Roudniska passait par ce dépotoir et sentait uns à uns tous les fûts dans lesquels l’usine de matières aromatiques, qui l’employait, stockait ses résidus inutilisés, voués à l’abandon complet. La rencontre ne fut donc pas purement fortuite. Elle naquit de l’insatiable curiosité d’un artiste pour la matière de son art.


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Vieux fûts


Fasciné par l’arôme très particulier de ce produit, Roudniska travailla toute l’année à créer un accord autour de sa note sucrée. D’abord, il lui associa beaucoup de notes fruitées et épicées pour la mettre en valeur. Ainsi, en notes de tête, la bergamote et la pêche s’accompagnent de cumin et de cannelle plutôt que de notes fraîches, qui, curieusement, font surface vers la fin de l’évolution du parfum. La pyramide olfactive s’en trouve renversée : d’abord des notes chaudes, puis la douceur des fleurs et la fraîcheur des fruits.


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Prune confite


Globalement Femme ressemble à un vin chaud préparé avec des prunes et des fleurs de violette. Au fond, il s’agit donc d’un parfum gourmand, mais non pas à la mode actuelle, trop sucrée. Longtemps plus tard, vers 1954, Roudniska commença à réagir contre cette parfumerie de confiserie très peu esthétique, qui débuta après la guerre, et sévit aujourd’hui plus que jamais avec des notes de bonbons aux fruits synthétiques, de chocolat, de caramel, de barbe à papa et de chewing-gum. Mais, en 1943, le parfum ne servait pas encore à flatter le goût du sucré peu répandu par la force des choses. En France, la nourriture se fait rare ; du côté de l’Atlantique, point de sauveurs en vue.


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Magritte, La mémoire, 1942


De plus, à l’époque, un bon parfum devait faire preuve d’élégance, ce qui obligeait à instaurer une certaine distance entre la femme qui le portait et ses admirateurs. Il fallait impressionner par son allure, non faire des appels de pied promettant le plaisir immédiat et la facilité.


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Hélène Rochas


Aussi Roudniska s’employa-t-il à atténuer le côté fruité de son parfum avec des notes boisées de santal, de patchouli et de mousse de chêne. Un accord chypré sombre, très sec et épicé, en résulta. Combiné avec les fruits, il rappelle la liqueur de prune qu’on fait claquer avec la langue sur le fond du palet avant de l’avaler rapidement afin d’éviter de se brûler les papilles. Toute eau de vie se savoure en fond de gorge par le phénomène de la rétro-olfaction ; de même, Femme ne s’apprécie pas facilement, sa complexité aromatique nous obligeant à déjouer la saturation de notre sens olfactif.


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Liqueur de prune


Et ce d’autant plus que ce parfum possède une puissance incroyable de remplir l’espace. Il faut donc humer doucement sans respirer profondément, ne pas insister longtemps, s’accorder des temps de pose, puis y revenir tranquillement. Dès lors la note de bergamote se montre étonnamment longue et la prune présente du début jusqu’à la fin.


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Prunes fraîches


En outre, toute la richesse des notes de cœur fleuries, écrasée au départ par la force des fruits épicés, apparaît amplifiée par des aldéhydes et soutenue par des notes chaudes et profondes : de l’ambre gris, du musc, ainsi que des notes boisées et, notamment, du patchouli.

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Immortelles


On remarque aussi que l’immortelle fait discrètement le lien entre les notes de tête épicés et les notes de cœur. Le ciste labdanum en ressort même comme un composant possible au vu de la fraîcheur paradoxale des notes de fond.

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Les feuilles du ciste utilisées en parfumerie


Pour la petite histoire, dès novembre 1943, Marcel Rochas alla voir Roudniska avec le projet de créer une ligne de parfum dans l’esprit de Chanel. Selon Rochas, un bon parfum permettait de sentir l’arrivée d’une femme avant même de la voir. Son concept correspondait donc avec la puissance de Femme. Il s’avéra, dès lors, que Roudniska avait déjà créé le parfum dont il rêvait.


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Dessin de Gruau pour Marcel Rochas


En 1944, Paris enfin libéré, Marcel Rochas relança la haute couture française et Femme sortit au mois de décembre en édition limitée. Ce fut donc le premier grand parfum de l’après-guerre et il connut, à ses débuts, un succès triomphal.


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Ancienne publicité pour Femme de Rochas


Mais l’ironie du sort n’en reste pas moins flagrante. Roudniska ne s’était pas inspiré de la sensualité féminine qui fit la célébrité de son parfum. N’est pas sensuel qui veut comme n’est pas original celui qui recherche l’originalité à tout prix. Roudniska était un artiste. Il ne cherchait pas à flatter le consommateur, en se pliant au désir d’être sensuel ou féminin, comme si cela s’achetait dans un flacon.


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Paris sous la pluie en 1943


En créant Femme, sans jamais penser que son parfum s’appellerait ainsi, il avait composé, pour son propre plaisir, quelque chose qui permettait d’utiliser une nouvelle note, possédant une étrange vibration. Il récupéra ce vieux produit fermenté, parce qu’il lui trouvait des qualités dont personne ne s’était avisé. Tout artiste a ce genre de démarche : il perçoit une dimension des choses qui n’intéresse pas les autres, mais qu’il veut, cependant, communiquer. C’est la raison pour laquelle Marcel Duchamp, par exemple, eût l’idée de fixer une roue de bicyclette, sans pneu, sur un tabouret en bois, pour attirer l’attention sur la beauté du contraste entre l’immobilité et la mobilité. Par la suite, il consacra son activité à détourner les objets manufacturés, croisés dans la vie quotidienne, pour en faire des œuvres relevant de ce qu’il nomma le hasart.


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Marcel Duchamp Roue de bicyclette, 1917


Attention, il n’y a pas d’amalgame, de ma part, entre le travail des deux artistes, car Roudniska ne pencha jamais en direction du ready-made, chose tout à fait possible, si l’on vend en parfumerie une base, telle quelle, sans y toucher. Je cherche simplement à montrer un parallèle entre deux formes de hasart : un matériau de récupération fut transformé en une base nommée le prunol et, en construisant son œuvre autour de ce produit du hasart, Roudniska put explorer plus avant les possibilités de son art.


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Yves Carrey, sculpteur contemporain, Aquatic Flowers


Par la suite, cette œuvre sombre, mais jamais glauque, bien plus noire, toutefois, que la plupart de celles qui le revendiquent, rencontra son public, parce que les circonstances s’y prêtaient. La guerre était finie mais non oubliée. Un parfum fort, chaleureux, mais néanmoins sec, convenaient aux femmes. Elles voulaient fêter la libération de toutes leurs forces afin de désapprendre les années de privations et de peur. Mais cela ne pouvait se faire si vite. Le rationnement dura jusqu’en 1949. Puis certaines venaient juste de déposer les armes et gardaient en elles des souvenirs récents de violences.

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La Libération de Paris


Malgré tous les efforts du marketing et le flacon aux formes de Mae West, la sensualité de Femme reste donc à la fois hautaine et agressive, comme celle de ceux qui n’ont que faire des conquêtes amoureuses. Plutôt Greta Garbo que Mae West, Simone Signoret que Marilyn Monroe.

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Greta Garbo


Comme ce n’est jamais le moment de porter un parfum que tout le monde dit démodé, on peut le porter quand on veut : cela sera toujours également ringard. Sauf peut-être si l’on s’habille ultra rétro comme le défilé 2015-16 de Rochas nous le suggère. Mais restons sérieux : un parfum comme Femme n’est pas une question de mode ; c’est une affaire de goût. Pour ma part, je le trouve parfait lorsque je veux me réchauffer par une petite pluie grêle, tout en prenant plaisir à la grisaille, ce qui m’interdit d’avoir recours à des senteurs orientales, plus réconfortantes, mais complètement décalées par rapport à la grisaille environnante.

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Défilé 2015-16 de Rochas look 1940


Notes de Tête :

Bergamote, Palissandre, Prune, Cumin, Cannelle

Notes de Cœur :

Aldéhydes, Immortelle, Jasmin, Rose, Clou de girofle, Iris

Notes de Fond :

Ambre-gris, Musc, Santal, Patchouli, Mousse de Chêne, Ciste labdanum.


Femme , la reformulation de 1989

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Rochas, Femme, mon flacon de 2013


Edmond Roudniska ne désira pas participer à la reformulation de Femme, en 1989, et d’ailleurs, pour quelle raison irait-il habillée au goût du jour une œuvre qu’il considérait indémodable ? Olivier Cresp s’en chargea. Seulement la maison Rochas, qui lui confia la tâche, ne voulut pas lui confier la formule, déjà maintes fois changée auparavant. Il n’y avait plus de référence fixe. Cresp se basa donc sur ses souvenirs des femmes qui le portaient pendant son jeune âge. Et c’était là le meilleur parti. De toutes les façons, Femme repose sur le plaisir de la rétro-olfaction.


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Magritte, Moisson, 1943


Le nouvelle version, dont je possède un flacon datant de 2013, est bien plus voluptueux. Cresp met l’accent sur la note de cumin, rappelant l’odeur de la peau féminine, et la place en note de cœur.

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Poudre de cumin

De plus, l’accord chypré prend le devant de la scène. Dans sa première version, Femme contenait bien cet accord, mais son importance était moindre, tant le parfum se caractérisait par une toute autre harmonie : celle d’un accord majeur entre des fruits, des bois et des épices plus un accord mineur entre des fleurs, de la mousse de chêne et des aldéhydes. Dans la reformulation, d’une composition plus simple, la structure chyprée apparaît plus nettement, car nombre d’épices, ainsi que la sécheresse de l’immortelle et du cuir, disparaissent. La sensualité de Femme devient moins hautaine sans tomber, pour autant, dans la vulgarité des parfums dit sexy ou girly.


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Magritte, Les princes de l’automne, 1963


J’ai commencé à porter cette version de Femme avant même de connaître la première. C’est un très beau parfum chaleureux qui n’a rien de sombre ou de noir comme l’original. J’attends des belles journées d’automne pour le porter, parce que je trouve que ses notes de fruits, baignées de cumin, s’accordent avec une température douce et un soleil doré, trop bas sur l’horizon pour nous inonder de la lumière qu’apporte ce parfum chaleureux. La nouvelle version de Femme doit être jugée sur ses propres mérites. Elle a tout d’un chypré souriant et chaleureux, mais plus rien de l’ambiance film noir du parfum de Roudniska.


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Mousse de chêne


Question d’époque : la pluie tapant contre les carreaux et de la petite prune qu’on avale en rentrant, pour repousser le froid, n’existent plus beaucoup.


Notes de Tête :

Bergamote, Prune, pêche

Notes de Cœur :

Aldéhydes, Jasmin, Rose et Cumin

Notes de Fond :

Patchouli, Mousse de Chêne et vanille.


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