Mitsouko de Guerlain : Un pont jeté entre l’avenir et le retour du passé

samedi 12 novembre 2016
par  Lavinia

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Flacon de MitsouKo vintage



Il paraît que Mitsouko signifie mystère en japonais. Ici l’énigme se noue lors des noces d’une mousse de chêne, à l’odeur sombre et profonde, avec une pêche fruité, crémeuse et un peu humide, semblable à la peau d’une femme.



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Pêche mouillée (istockphoto.com)



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Modigliani, Nu, (1919)



La force de caractère de la mousse de chêne, parfois brutale, s’adoucit au contact de notes plus douces, florales et fruités, mais l’histoire ne s’arrête pas là. Jacques Guerlain a su créer un véritable lien entre la belle et la brute : celle-là sent légèrement l’humidité d’une mousse acre et celui-ci emprunte une note propre au vétiver.



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Racine de vétiver (heritageoils.com.au)



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Mousse de chêne (twitter)



Plus : Guerlain a convoqué la délicatesse des parfums fleuris d’autrefois, avec une surdose d’un aldéhyde fruité, au sein d’un puissant chypré. Ainsi le romantisme du passé revient sous une forme chimique à la pointe de la modernité. J’irais même jusqu’à dire que les toutes les notes hespéridées pétillantes de Champagne d’Yves Saint Laurent sont contenues dans la version vintage de Mitsouko, ainsi qu’abondance de roses et de jasmins.



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Jasmin grandiflorum



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Roses de Bulgarie (amazon.com)



Mais commençons par le commencement. Dès l’ouverture du flacon, la bergamote, non traitée, annonce ce mariage entre deux senteurs contrastées, qui trouvent ici une harmonie si naturelle qu’elle en paraît simple et évidente. La bergamote, en effet, possède déjà une odeur merveilleusement complexe, digne d’un parfum, à la fois fruitée, acide, verte et amère, mais aussi florale, sucrée et ronde.



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Bergamote sur l’arbre (lemoncitrustree.com)



Aujourd’hui, on en retire nombre de molécules dont les composants phototoxiques déclarés cancérigènes. C’est une grande perte pour les parfums, car la bergamote actuellement produite ne s’accorde plus d’elle-même avec les notes de fruits, de fleurs et de mousse de chêne des chyprés, ainsi, curieusement, qu’avec la note dite ambrée, principalement composée de labdanum et de vanille, souvent ajoutée aux chyprés, pour sa senteur chaude, résineuse, boisée et animale.



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Labdanum (quosentis.com)



Dans les Mitsouko vintage, les premières notes permettent déjà d’effectuer la jointure entre l’amer et le doux, ce qui entraîne à sa suite le thème de l’odeur de la peau, à mi chemin entre la délicatesse d’une pêche et la chaleur animale de l’ambre et des épices. Pourtant, le mystère demeure, parce que le lien entre la belle et la brute n’éclaircit pas les recoins obscurs de leurs natures respectives.



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La Belle dans La Belle et la Bête de Cocteau (1946)



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La Bête dans La Belle et la Bête de Cocteau (1946)



Au château, la belle et la bête du film de Cocteau parviennent à vivre en harmonie, mais restent eux-mêmes : la pêche et la mousse de chêne, les fleurs et la racine de vétiver forment de beaux couples, au sein desquels chacun garde sa différence, gravée par sa vie toute entière, profondément enraciné dans le monde auquel ils appartiennent.



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La Belle et la Bête de Cocteau (1946)



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La Belle et la Bête de Cocteau (1946)



En réalité, le roman de Claude Farrère, La Bataille de 1909, dont le personnage de Mitsouko est inspiré, montre justement la différence entre les effets de surface de la modernité, que celui-ci adopte aisément, et la marque indélébile d’une tradition millénaire. Les personnages japonais imitent les Européens, car accepter l’impérialisme, reste le seul moyen de ne pas se laisser dominer.



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Couverture de La Bataille de Claude Farrère



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Charles Boyer jouant Yorisaka dans le film de la La Bataille de Claude Farrère fait 1933



Les odeurs qui émanent du parfum, le frais et le chaud, le doux et l’amer, ne se confondent pas en un mélange homogène. A moins que le parfumeur ne les veuille entièrement imbriquées, les notes coexistent et sonnent les unes par rapport aux autres. Dans La Belle et la Bête, le monde ordinaire et le monde magique fusionnent à la fin. La bête se transforme en homme et s’oublie. Rien de tel dans le roman de Farrère où les cultures occidentale et orientale ne se mélangent finalement pas du tout. Parallèlement, ddans Mitsouko chaque odeur fait sonner sa propre voix en harmonie avec celle des autres et nulle plus forte qu’une mousse de chêne délicieusement forte et amère.



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Claude Farrère



Créé en 1919, lorsque la fin de la grande Guerre faisait table rase des vieilles valeurs, Mitsouko se fait l’écho de la brutalité de ce passage forcé vers une nouvelle époque et de la nostalgie qui s’en dégage. Comment ne pas penser que Jacques Guerlain choisit le nom de Mitsouko pour son parfum, sinon parce que l’héroïne éponyme du roman, La Bataille de Claude Farrère, l’un de ses amis intimes, connut elle aussi le même dilemme dans un autre contexte : celui de la guerre entre la Russie et le Japon en 1905 dont ce dernier sortit vainqueur. Mitsouko et son époux, ’le marquis de Yorisaka’, jouèrent un temps avec la modernité avant de revenir à leurs valeurs ancestrales. D’où le mystérieux comportement de Mitsouko.



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Utamaro Kitagawa, Femme se poudrant la nuque



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Affiche de Guerlain pour Mitsouko



Mariée avec le marquis Yorisaka Sadao, officier de la très récente marine nipponne, formée à l’école britannique, Mitsouko vivait à la mode occidentale et avait même un amant, mais le couple restait secrètement nostalgique du Japon d’avant le Grand Changement. Il faut bien dire aussi que tout l’occident s’intéressait énormément au Japon à cet époque.



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Monet, Pont japonais, 1918




Et c’est bien la finesse d’un autre âge, qui s’exprime dans cette nouvelle note très fruitée et toutes ces fleurs, allant marquer par leur douceur persistante l’intensité de la mousse de chêne. Ainsi les grands chamboulements de l’ordre social provoquent toujours, dans le domaine de l’art, un retour sur des mœurs plus anciennes et raffinées dont le souvenir suscite une nostalgie innovatrice. A la recherche du temps perdu en est l’ultime preuve. Dans tous les cas, on ne cesse de revenir vers Mitsouko en parfumerie comme une valeur sûre.



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Flacon de Mitsouko créé, en 2016, en collaboration avec Arita Porcelain Lab, l’un des premiers fabricants de porcelaine du Japon, pour le 400ème anniversaire de l’entreprise



J’ai commencé par me demander pourquoi Mitsouko demeure un parfum fétiche, mais j’aurais aussi bien pu m’interroger sur le fait que certains connaisseurs de parfums s’avouent troublés de n’avoir jamais su l’aimer, malgré leur volonté d’apprécier un classique tant reconnu. Malheureusement pour eux, la beauté de Mitsouko se cache au plus secret de notre sensibilité là où se rejoignent mémoire et désirs. Voici comment, après la 2ème Guerre Mondiale, Magritte peignit cette même blessure.



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Magritte, La mémoire, 1948



Dans le parfum, Mitsouko, le nœud entre la nostalgie d’un passé coutumier et la soif d’avenir se fait et ce qui devint un chypré traditionnel devient le cadre d’une profusion de fleurs, d’hespéridés et de pêche. Car toute sa beauté réside, en effet, dans une répétition inédite de deux vieux thèmes de la parfumerie : la douceur et la puissance. Seulement la reprise de Guerlain a l’intérêt de brouiller les pistes entre l’ancien et le neuf, le recul et l’avancée, le déclin d’une forme dépassée et le progrès vers une forme nouvelle.



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La Bataille de Tsushima (1905) qui vit pour la première fois, une puissance non-européenne vaincre les Européens dans un conflit expansioniste



Au résultat, Mitsouko s’affranchit du temps et gagne réellement le statut de classique indémodable. Il se porte donc de mille façon, de préférence en automne, à cause de la lumière dorée de ses bois, ses fruits et ses fleurs, tous encore frais, parce qu’ils ne flétrissent pas sous un soleil trop cru.



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Jeu de lumière à l’automne (flickr.com)




Notes de tête :

Bergamote, Citron, Notes hespéridées, Jasmin et Rose



Notes de cœur :

Pêche, Jasmin, Rose, Lilas et Ylang-ylang



Notes de fond :

Mousse de chêne, Vétiver, Cannelle, Cumin et Ambre


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