Portraits de fleur : Imitation impossible ?

vendredi 11 novembre 2016
par  Lavinia

Fleurs de cerisier

J’ai appelé cette section ’Portrait de fleur’ plutôt cette section que ’soliflore’ comme je l’avais prévu. Pourquoi ? Le soliflore a des exigences particulières. A priori, il s’agirait simplement de recopier au mieux possible la senteur d’une fleur. Or l’exercice s’avère plus ou moins raide selon la ressemblance des essences, des absolus et des attars avec l’odeur de la fleur dont ils proviennent. Avec la rose et le jasmin, par exemple, le problème est moindre. L’huile et l’extrait rappellent la fleur.

Rose rouge

A l’autre extrême, toutefois, il existe grands nombres de fleurs dites muettes : le lys, le muguet, extrait au butane au 19ème siècle, le lilas, le chèvrefeuille, la pivoine, le freesia, le gardénia, l’œillet, dont on ne fait plus d’absolu, la violette et la jacinthe. Pour la note, il est possible, à l’heure actuelle, d’extraire les molécules odorantes de toutes les fleurs à l’aide du gaz carbonique. Seulement le procédé est tellement onéreux qu’on l’emploie que très peu.

Lilas

Il faut alors recomposer l’odeur de la fleur avec des molécules synthétiques, telle le linalol, censé rappeler le muguet, par sa douceur et sa fraîcheur évoquant le bois de rose, la fleur d’oranger et la lavande. Cependant, l’odeur de cette molécule se décrit tout aussi bien comme une page blanche en chimie, qui demande à être remplie. On la retrouve dans presque toutes les composition de fleurs, notamment dans l’accord freesia, très à la mode.

Freesia

Il serait inutile de faire la liste de toutes les molécules. Je vais donc m’en tenir à celles qui sont le plus utilisées selon Jean-Claude Éllena. Je suivrais aussi, dans cette section, la classification des odeurs de fleurs qu’il propose dans Le Que sais-je sur le parfum. Mais commençons par un résumé des produits de synthèse les plus courant. D’abord, l’hédione qui donne une impression d’abstraction et de transparence, tout en rappelant subtilement le jasmin, le thé, le citron et le magnolia.

Magnolia

Ensuite, l’alcool phényléthylique, un parmi les quatre alcools, présent dans la rose naturelle, donne une impression crémeuse et rosée, utilisée afin de composer des notes de jacinthe ou de muguet.

Jacinthe

Le géraniol, quant à lui, sent le géranium, la citronnelle et le litchi ; l’acétate de benzyle la banane et la poire. L’anthranilate de méthyle, dont la senteur se situe entre la fleur d’oranger et la fraise des bois, permet de faire des accords chèvrefeuille.

Chèvrefeuille

Les méthylionones sont aussi une famille importante, car ils donnent un rendu à la fois fleuri et poudré, essentiel à la note de violette, depuis que l’enfleurage, trop onéreux, n’est plus pratiqué.

Violette

L’indole, naturellement présente dans toutes les fleurs blanches, est largement employé et l’hydroxycitronnellal, avec sa note à la fois verte et florale, entre dans la formulation des muguets et des lilas.

Brin de muguet

La rose et le jasmin, quant à elles, ne posent pas le même problème, parce que leur richesse moléculaire s’exploite directement. Seulement il reste la question de savoir dans quelle direction aller : Quelles molécules faut-il sélectionner afin de donner une interprétation intéressante d’un ensemble chimique trop complexe pour être entièrement reconstitué ? Et surtout comment se procurer les meilleurs ingrédients ?

Jasmin

Les roses et jasmins de Grasse, cultivés en quantités limités, ne sauraient entrer dans la composition de tous les parfums. La fleur d’iris, au parfum si fin, se révèle trop délicate à manier et on ne saurait la recomposer qu’à partir d’autres fleurs et de molécules. Or le soliflore, comme un plat sans sauce révélant la qualité des aliments, ne souffre pas la médiocrité. De ce point de vue, le soliflore dépend entièrement de ses matériaux, alors que les bouquets composés relèvent d’arrangements suffisamment complexes pour qu’une fausse note se fasse oublier.

Fleur d’iris

Chanter seul est plus difficile que chanter accompagné et apprécier l’interprétation d’une fleur pas chose aisée. D’autant que les nez ont tous un imaginaire différent, se concentrent sur certaines facettes de la fleur, parfois inattendues, ou alors tentent d’en donner une impression globale comprenant les racines, les feuilles et les pétales. Ils composent ces variantes avec les produits différents. C’est pourquoi les roses d’Annick Goutal ne ressemblent à aucunes de celles de Serge Lutens. Et puis la question se pose toujours : est-ce là un soliflore, dans les règles de l’art, utilisant uniquement des molécules naturellement présentes dans la fleur, ou y a-t-il un cadre mettant la fleur en valeur et faisant ressortir sa nature profonde ?


Magritte, La rose


C’est pourquoi je me propose d’inventer une nouvelle catégorie de parfums : le portrait olfactif d’une fleur. En peinture, le portrait représente une personne avec sa tenue et ses expressions caractéristique dans un décor censé lui correspondre.


Gainsborough, Mrs Richard Brinsley Sheridan (1785-87)


Les soliflores seraient certes inclus dans cette catégorie, mais le fait de se servir de notes de tête hespéridées ou d’une base vanillée, boisée ou ambrée ne retirerait rien à l’exercice d’imitation requis. Ces notes servent, en effet, de cadre ou d’arrière-plan, comme dans les portraits, où le modèle montre l’un de ses multiples visages à cause du décor dans lequel il est situé. De plus, le portrait révèle également l’image que le portraitiste se fait de son modèle. Cet aspect peut amener à s’éloigner de l’apparence physique du modèle. Par exemple Manet, fasciné par la force ténébreuse des yeux vastes de Berthe Morisot les peints parfois noirs au lieu de verts qu’ils étaient.


Manet, Berthe Morisot

Manet, Berthe Morisot


Cependant, il faut resituer ce phénomène dans un contexte plus large. A l’heure actuelle, les portraits de fleur ne sont pas en grande vogue dans la parfumerie commerciale. Pour bien faire, il faut, en effet, être au contact de la nature plutôt que de travailler avec des matériaux synthétiques arrivant tout prêtes dans des fûts. Il ne s’agit donc pas de faire une copie conforme d’une odeur de fleur, mais d’aller dans un jardin de temps à autre, sentir les œuvres de ces prédécesseurs et s’intéresser aux produits chimiques ainsi qu’aux bases proposés par les laboratoires. Car seul le contact direct et prolongé avec ses matériaux permet d’apporter quelque chose de nouveau à un genre.


Roudniska dans son jardin


Mais il y a plus. Au fond, le rejet de ce travail est peut-être basé sur une mauvaise compréhension de la théorie de l’art comme l’imitation de la nature, venue de Platon et d’Aristote. Cette idée est jugée l’imitation ringarde et règne l’abstraction. Toutefois, ceux-ci ne concevaient pas l’imitation comme l’art de copier la nature le plus scrupuleusement possible : sinon comment auraient-ils pu comprendre leurs propres pièces de théâtres ou les statues de leurs Dieux ? Car ni les unes, ni les autres ne recopient le monde environnant, mais le montre dans un cadre stylisé.


Dieu de l’Artémision, vers 460 av. J.-C.


Pour les Anciens, en effet, imiter signifiait suivre le cours de la nature, la comprendre, aller dans son sens et l’amener à une perfection qu’elle ne saurait atteindre seule. Pour cela, il fallait être sensible à ses matériaux, non les laisser à l’état brut : Aristote donne l’exemple du sculpteur qui fait ressortir la forme de la statue qu’il voit contenue à l’état virtuel dans le morceau de marbre qu’on lui a donné à travailler.

Athéna

Si on applique cette théorie au soliflore, cela voudrait dire que le parfum de la rose, composé par un nez inspiré des Dieux, pourrait parfaire son odeur naturelle en sélectionnant l’une de ses caractéristiques, tout comme un bon metteur en scène pousse un acteur jusque dans les derniers retranchements de sa nature. En cela, le soliflore n’a rien d’unique, seulement dans son cas, il n’y a pas de parade possible. Le plaisir qu’il nous procure vient de ce qu’on lui trouve une certaine ressemblance avec l’odeur d’une fleur.


Magritte (1955)


Plus avant, les sculptures des Anciens faisaient adopter à leurs Dieux des postures particulières propres à leur état. Il s’agissait donc à la fois d’une imitation, puisque le Dieu était sculpté dans un bloc de marbre contenant virtuellement sa forme et d’une mise en scène. N’oublions que pour Aristote le théâtre est façon d’exprimer les passions humaines dans un hors-monde où l’on peut s’y adonner sans danger.

Le baiser d’érasme et eromène (vase grec)

Deplus, les premiers portraits étaient remarquablement réalistes tout en restant très stylés. Les « portraits du Fayoum » sont un ensemble de peintures remontant à l’Égypte romaine exécutés du Ier siècle apr. J.-C., à partir de la fin du règne de l’empereur romain Tibère (42 av. – 37 ap. J.-C.), jusqu’au IVe siècle. Ces portraits funéraires peints s’inséreraient dans les bandelettes au niveau du visage de la momie, le défunt en buste le visage de face. Cette forme de peinture à base de cire d’abeille chaude ou froide témoigne d’une longue tradition de héritée des Grecs dont nous avons perdu la trace.


Un portrait de Fayoum

Un portrait de Fayoum


Au final, l’invention de la photographie au milieu du 19e démontre que seule l’intervention de l’artiste garantit la ressemblance avec le modèle : un procédé entièrement physico-chimique ne suffit pas pour que l’image soit un portrait, c’est-à-dire qu’elle rappelle la personne représentée. Le photographe fait poser le sujet afin qu’il adopte une attitude familière, de nature à le faire reconnaître.


Photo de l’impératrice Eugénie (Anonyme)


Pour tout dire, en parfumerie, le concept de portrait englobe celui du soliflore, mais il permet aux nez de faire preuve de la virtuosité qu’on retrouve chez le peintre, mais aussi chez le soliste, qui, avec un seul instrument, doit tenir l’intérêt du public.


Vladimir Kush

En musique, surtout dans les improvisation des jazzmen, le solo est le moment où l’instrumentaliste exprime pleinement son talent : il a beaucoup de liberté dans l’ornementation, le tempo et les notes qu’il joue, mais le musicien doit cependant respecter une grille harmonique. Pour composer un portrait, le parfumeur lui aussi peut jouer des contrastes et des dissonances avec d’autres notes ou des similarités et des accords. Dès lors, seul critère retenu, pour qu’un parfum entre dans cette catégorie, reste que la vedette doit être la fleur choisie, toutes les autres notes ne servant qu’à la mettre en valeur.


Diego Velazquez, Pope Innocent X (1650). Francis Bacon, Study after Velazquez’s Portrait of Pop Innocent X (1953)

Mon critère de sélection des portraits de fleur sera donc aussi faussement simple que le soliflore lui-même : je comparerais directement le parfum avec la fleur qu’il imite, afin de savoir s’il remplit l’une des conditions suivantes : premièrement, est-il réellement proche d’odeur de la fleur ? ; ou deuxièmement, nous en livre-t-il une version idéale dépassant la nature dans une direction assez intéressante pour en faire de l’art ? ; enfin, troisièmement, la fleur est-elle adossée à des notes de fond ou amenée par des notes de tête qui illustrent encore plus sa singularité.


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