Les bouquets fleuris : La Guerre des fleurs

dimanche 14 août 2016
par  Lavinia

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Magritte, Le coup au cœur


La Guerre des fleurs se déclara au 19ème siècle dès l’introduction en parfumerie des premières molécules de synthèse : c’était le beau naturel contre les artifices malsains. Cette dispute perdura pendant la 1ère Guerre Mondiale, mais elle prit un tour nouveau lorsque sortit n°5 de Chanel, en 1921, créé par Ernest Beaux l’année précédente. La question se déplaça, en effet, de la santé publique à la créativité artistique. Les instructions de Coco Chanel étaient claires : « Je ne veux pas de petites touches de rose et de muguet. Je suis une créatrice, je veux donc un parfum qui soit construit. C’est un paradoxe. Sur une femme, une odeur naturelle sent l’artificiel. Peut-être un parfum à l’odeur naturelle doit-il être créé artificiellement. »


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Coco Chanel


Ernest Beaux exécuta la commande en combinant un grand nombre de notes fleuries, boisées et animales. La rupture avec les parfums floraux de l’époque était totale. On ne saurait isoler et identifier les notes florales de la composition. Car le sujet du parfum n’était plus une fleur réelle ou imaginaire dont le nez savait recomposer l’odeur, ni un bouquet fleuri composé de notes florales reconnaissables, mais la composition elle-même dont la beauté s’émancipait de toute référence à un modèle extérieur.


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Van Gogh, Champ de fleurs


Comment une telle abstraction vit-elle le jour ? Selon les instructions de Coco Chanel, Ernest Beaux sélectionna une absolue de jasmin très onéreuse, afin de rendre le jus inimitable, mais trop subtile et douce pour un parfum de caractère. Il utilisa cet absolu en grande quantité et l’équilibra avec un mélange des aldéhydes C.10, C.11 et C.12, dont le dosage était d’une force inédite pour l’époque. Or les aldéhydes ont le propre de voiler les notes fleuries, tout en leur assurant une belle envolée lyrique.


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Fleurs de coton



Avec la venue d’un tel parfum, une question ne manque pas de se poser : les bouquets abstraits ont-ils une plus grande valeur artistique que les bouquets figuratifs ? D’une part, comme le soulignait Chanel, il n’y aucune raison pour que les femmes sentent la rose et elles n’ont pas à être assimilées à des fleurs. On pourrait aussi reprocher aux bouquets réalistes, comme le fait Luca Turin, d’être plus faciles à réaliser.


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Miro, Fleur et papillon (1922)


Selon lui, en effet, les parfums floraux abstraits, bien équilibrés, présentent un niveau de technicité supérieur aux simples représentations de fleurs. Aujourd’hui les parfumeurs doivent avoir des connaissances poussées en chimie en raison du grand nombre de produits de synthèse utilisés dans les parfums, dont les muscs blancs, très à la mode, depuis White Linen d’Estée Lauder. Les aldéhydes aromatiques, l’hédione, l’alcool phényléthylique, les muscs et la famille des benzyle sont aussi importants que les aldéhydes dans cette mouvance abstraite.


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Alcool phényléthylique

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Musc blanc

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Groupe des benzyles


La question qui se pose est donc de savoir si la valeur artistique d’un objet dépend de la maîtrise technico-scientifique nécessaire à sa réalisation. Tania Sanchez voit les choses ainsi : « La parfumerie devient de l’art seulement lorsqu’elle ajoute quelque chose à la nature. » Est-ce dire que l’ajout doit être considérable et l’imitation bannie ? L’artificiel dépasse-t-il toujours le naturel ?


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Soleils de minuit superposés par la photographie


Car, d’autre part, quoi qu’on en pense, la nature est source d’inspiration en parfumerie. D’ailleurs on ne s’attarde jamais sur le fait que les aldéhydes aliphatiques fascinaient Beaux depuis longtemps pour une raison tout à fait annexe : « J’ai passé une partie de mon service militaire en dessous du cercle arctique, expliqua-t-il. Là, pendant la saison du soleil de minuit, les lacs et les rivières exhalaient une odeur extrêmement fraîche. J’adorais cette note et la réalisa, non sans difficulté, car les premiers aldéhydes que j’utilisai étaient à la fois rares et instables. »

Soleil de minuit et envolée de nuages


Si Ernest Beaux n’imita pas directement les fleurs, il cherchait à recréer la fraîcheur de l’eau douce, une fois la glace fondue, lorsque le soleil ne se couche jamais et la lumière la traverse de part en part. Or cette odeur froide et transparente permet aux senteurs florales de rayonner sans s’altérer, comme elles le font dans la nature, avant que les fleurs ne soient coupées.


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Klimt, Jardins de fleurs, (1905-7)


Tania Sanchez émet elle-même une réserve sur Beyond Paradise, l’apogée de l’abstraction florale, dont elle loue la perfection. Au final, et je paraphrase librement, ce style de parfums ultra propres la laisseraient admirative, mais froide. Car malgré leur magnificence, ils manquent de vie. « […] I grasp into space but there is no one there. », conclut-elle.

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Klee, Les roses héroïques


C’est difficile à traduire, mais absolument clair en Anglais. Tania Sanchez étreint un espace vide où rien ne vit. Contrairement à ce qui se passe avec ses vieux floraux préférés, Fracas ou Joy, dont la forte présence, dit-elle, atteint une quasi-solidité, l’extrême modernité de Beyond Paradise le rend impersonnel au dernier degré.


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Malevich, Les cavaliers rouges : (Soldats de l’armée rouge ou Cavaliers de l’Apocalypse ?)


La victoire de l’abstraction est donc loin d’être complète dans son cœur. Fracas sent clairement la tubéreuse naturelle de qualité et Joy le jasmin et la rose, utilisées, selon la légende, en quantités astronomiques. Aucun de ces deux parfums ne sont donc abstraits dans la mesure où leur caractère dépend de notes de fleurs éminemment détectables. N’est-ce pas pourquoi on saisit quelque chose, lorsqu’on les sent, plutôt qu’on ne brasse de l’air élégamment parfumé ? Sinon pourquoi porter ces vieux parfums, souvent achetés hors de prix, en raison de leur rareté et de l’intérêt qu’ils suscitent ? Aujourd’hui la Guerre des fleurs se poursuit en sourdine : il sort des parfums abstraits et d’autres figuratifs.


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Gauguin, Fleurs


Dès lors, deux questions, qui en réalité n’en font qu’une, expriment le fond de ma pensée : entre l’abstraction et la représentation faut-il vraiment choisir ? Ne pourrait-on, au contraire, se résoudre à juger les parfums en fonction de leurs qualités propres, sans établir une hiérarchie entre les genres et s’en servir comme règle du bon goût ? Comme le disait Duke Ellington : « Il n’y a que deux sortes de musique : la bonne et la mauvaise. » Cela s’applique aussi au parfum, me semble-t-il. A bon entendeur, salut !

Soleil de minuit




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