Dawamesk (vintage après 1945) de Guerlain : Pâtisserie aux fleurs et au musc

samedi 23 novembre 2019
par  Lavinia



JPEG - 35.7 ko

Dawamesk (#lesplusbeauxparfums)



Dawamesk, l’un des plus beaux parfums de Jacques, lancé en 1945, après La Deuxième Guerre Mondiale, a traditionnellement été classé parmi les fougères. La chose se comprend si l’on définit cette classe de parfums par une tête lavandée, un cœur fleuri, contenant du géranium, et de la fève de tonka ou de la coumarine en note de fond.

JPEG - 11.9 ko

Géranium Bourbon (lgbotannicals.com)



Officiellement, Dawamesk contient aussi de la mousse de chêne, ce qui est possible, mais à dose tellement faible, qu’on distingue surtout beaucoup de musc en note de fond et, au milieu, un énorme bouquet de fleurs. Je pense donc que ce parfum peut être considéré comme un aromatique fleuri. Son intérêt, toutefois, réside plutôt dans ce qu’il raconte : l’expérience synesthésique des mangeurs de haschich, capables de voir des sons, gouter des mots, toucher des odeurs ou les voir. Baudelaire l’expliquait comme une correspondance entre les parfums, les sons et les couleurs.



JPEG - 22.4 ko

Jack Couter, Dysthymia, né en 1994



Un petit peu d’histoire permet de cerner le phénomène. En 1798, Napoléon envahit l’Égypte, dont il fut expulsé en 1801. Au cours du voyage, toutefois, les troupes découvrirent le haschich qu’ils ramenèrent en France pour son usage récréatif.



JPEG - 13.4 ko

Hashish (wikipédia)



JPEG - 24.4 ko

Léon Cogniet, L’expédition d’Égypte sous les ordres de Napoléon (début 19ème siècle)



Plus tard, en 1840, un psychiatre aliéniste, Jean-Jacques Moreau de Tours, se rend à Malte, au Caire et à Constantinople, afin de vivre avec un patient et mieux comprendre sa monomanie. Il y découvre le haschich, très apprécié des Égyptiens, en particulier, et ce depuis l’antiquité, pour ses vertus médicales et peut-être hallucinatoires.



JPEG - 30.9 ko

Ancienne déesse égyptienne, Seshat, la géomètre



Moreau de Tours décide alors d’en rapporter en France, afin de mener des expérimentations. En 1844, il fonda le club des Haschischins, actif jusqu’en 1848, où de nombreux scientifiques et artistes – les plus célèbres étant Charles Baudelaire, Théophile Gautier, Alexandre Dumas, Honoré de Balzac et Gustave Flaubert et le peintre Eugène Delacroix – se consacrèrent à l’étude de drogues, dont particulièrement le haschich.



JPEG - 6.6 ko

Moreau de Tours (lgbotannicals.com)



JPEG - 9.9 ko

Membres célèbres du club des Haschichins (smoke.io)



Connu dans le monde entier, ce club participa largement à la popularisation de cette drogue, tant dans le traitement des maladies du système nerveux, que pour ses effets hallucinatoires. En 1830, la conquête de l’Algérie et sa colonisation renforça encore son usage parmi les Français.



JPEG - 10.4 ko

Eugène Delacroix, Femmes d’Alger dans leur appartement (1833-34)



C’est seulement pendant la Première Guerre Mondiale, un an après l’absinthe, que le haschich devint illégal en France, par la Loi sur les substances vénéneuses du 12 juillet 1916, au même titre que la morphine ou la cocaïne, afin d’empêcher les poilus de se mettre dans un état second apathique. Le pinard, en revanche, leur était distribué, afin qu’ils gardent le moral.



JPEG - 14.5 ko

’Le pinard ou la sang des poilus’ (monde-diplomatique.com)



Enfin, en 1961, alors que l’usage de ces substances se répandaient, la Convention Unique sur les Stupéfiants, adoptée par les Nations Unies l’interdit dans le monde entier, excepté à des fins médicales et expérimentales. Tout un arsenal juridique vint compléter le dispositif. Mais comme Dawamesk fut lancé vers 1942, il est supposé que Jacques Guerlain en fit usage, pendant la deuxième Guerre Mondiale, époque à laquelle il souffrait d’une dépression. La circonstance lui en aurait autorisé l’accès, puisque le cannabis ne fut retiré de la pharmacopée française qu’en 1953.



JPEG - 5.4 ko

Cannabis médical (wikipédia)



JPEG - 9.8 ko

Gâteau de dawamesk (alchimiaweb.com)



Dans le but de comprendre ce parfum, qui débute avec une belle envolée de notes de pâtisserie et évolue sans heurt vers un bouquet fleuri, il me paraît important de savoir de quoi se compose le dawamesk et quels en sont les effets. Le haschich fut introduit en France, sous forme d’un extrait gras, tel qu’il se préparait en Afrique du Nord, en faisant bouillir les sommités de la plante fraîche dans du beurre avec un peu d’eau.



JPEG - 10.8 ko

Sommité fleurie de cannabis (unspalsh.com)



De préférence, les Indiens, les Arabes et les Égyptiens utilisaient du beurre clarifié, dont il ne reste plus que la graisse, les éléments solides ayant été retirés, parce que celle-ci se conserve mieux et supporte des températures plus élevées que le beurre frais.



JPEG - 12.1 ko

Beurre clarifié (auxdelicesdupalais.net)



Après évaporation complète de toute humidité, ils obtenaient une pommade de couleur jaune verdâtre avec une odeur désagréable de haschisch et de beurre rance – d’où la pratique de mettre l’extrait gras sous forme de confiture, en y ajoutant du sucre ou du miel, de la farine d’amandes douces, du jus d’orange, de la vanille, de la cannelle, des pistaches, du musc, ainsi que des essences de rose ou de jasmin, selon les recettes.



JPEG - 5.5 ko

Amande douce et fleur d’amandier (colourbox.com)



JPEG - 22 ko

Cannelle (healthline.com)



JPEG - 21.4 ko

Miel (home.bt.com)



Les ingrédients essentiels, semble-t-il, était le sucre ou le miel, la farine d’amande douce et la cannelle, que l’on retrouve simulées, dès les premières notes du parfum, avec de la fleur d’oranger, de la cannelle, de la lavande, de l’héliotropine et du miel. La fleur d’oranger, la cannelle et le miel rappellent sans équivoque les pâtisseries des pays arabes et du Moyen-Orient. Et un gingembre rosé et gras contribue à cette impression.



JPEG - 10.3 ko

Pâtisserie marocaine (tripadvisor.fr)



L’héliotropine, quant à elle, donne une tonalité amandée et fleurie très propre, qui marque le parfum du début jusqu’à la fin, en s’associant à la fève tonka et à une vanille très douce, en arrière-fond, mais aussi à une note de muguet limpide, qui surgit au cœur du parfum.



JPEG - 5.5 ko

Fleur d’oranger (waxingkara.com)



JPEG - 9.5 ko

Fève de tonka (davidvanille.com)



JPEG - 9.9 ko

Héliotrope (lemonde.fr)



Car la particularité de Dawamesk réside là. En partant des notes pâtissières d’un salon de thé Nord Africain, sublimées sans nul doute par des aldéhydes, on arrive sans heurts à un bouquet fleuri. La présence d’une lavande très fine, dès l’ouverture du parfum, lui donne un caractère de fleur propre, avec une note très pure de linalool, florale et fraîche, ainsi qu’une pointe de violette évanescente, sentant le bonbon sucré.



JPEG - 8 ko

Lavande fine (florihana.com)



JPEG - 14.7 ko

Bonbons traditionnels à la violette (bonbonz.be.net)



La lavande révèle aussi une facette de poire parfumée et juteuse, qui rejoint la fleur d’oranger, miellée à souhait, et la touche de bergamote, douce, lavandée et orangée, elle aussi, le tout enveloppé par l’héliotropine transparente et amandée. Bref, les notes s’harmonisent pour former un ensemble lisse, où la bergamote et la lavande glissent vers des notes de fleur plus affirmées et un fond de pâte amandée. A la limite, la synergie de ces senteurs en vient à rappeler l’abricot, fruité, amandé, juteux et velouté. 



JPEG - 10.2 ko

Confiture d’abricot à la vanille et à la cardamone (en.julskitchen.com)



JPEG - 10.6 ko

Héliotropine (articleforwebsite.com)



JPEG - 15.8 ko

Pâtisserie marocaine aux amandes, pistaches, cannelle et cardamone (apples.co.uk)



En plein cœur du parfum, surgit d’abord une rose épicée. Elle se détache tellement du bouquet, avant disparaître, que je devinerais qu’il s’agit de plusieurs variétés de roses, mais surtout de la rose centifolia et de la rose de Damas venant de Bulgarie, soutenues un par un très beau géranium de Bourbon, ainsi que du safran et d’un peu d’eau de rose.



JPEG - 20.7 ko

Rose centifolia (rosesdecharme.com)



JPEG - 6.8 ko

Eau de rose de Damas (marrakech-herboristerie.com)



JPEG - 8.2 ko

Géranium de Bourbon (skindewi.com)



En effet, comme cette épice aussi est une fleur douceâtre et poudrée, elle accentue admirablement les notes florales et, en particulier, la rose centifolia, poudrée et douce, la rose damascena, lourde et sucrée, et le jasmin indolique. De plus, le safran catalyse les autres épices – la cannelle et, je crois aussi, une pointe de cardamone – et intensifie un musc étonnamment fleuri, dont l’envolée fait penser qu’il s’accompagne de musc cétone. Avec sa facette cuirée et amère, le safran s’associe à cette note animale, mais également à des notes chaudes et crémeuses, comme la vanille et la fève tonka. Nous y reviendrons.



JPEG - 6.8 ko

Safran (biomielandco.com)



JPEG - 22.4 ko

Jasmin de Grasse (rustica.fr)



Pour l’instant, je voudrais ajouter qu’il n’est pas impossible que Jacques Guerlain ait aussi utilisé de l’eau de rose, afin de donner un côté plus gourmand à son bouquet, qui sent franchement la pâte fraîche et la frangipane.



JPEG - 4.8 ko

Frangipane (marieclaire.fr)



De toutes les façons, l’accord entre la cannelle, le safran, le miel et l’héliotropine, épuré par les roses, le géranium et un jasmin grandiflorum, floral, fruité et poudré, suffit à porter les notes de pâtisserie au cœur du parfum, sans que les fleurs n’en soient écrasées. Au contraire, une note de muguet très claire, douce et évanescente et, en arrière-plan, de l’ylang-ylang, floral, épicé et légèrement entêtant, font de Dawamesk un parfum très fleuri, avec un bouquet riche et contrasté.



JPEG - 10.5 ko

Muguet (fr.wikipedia.org)



JPEG - 9.9 ko

Ylang-ylang (onative.co.nz.)



Les notes de fond affirment ce caractère à la fois floral et pâtissier. L’orris s’harmonise avec le souvenir de la violette, senti dans l’ouverture du parfum, mais rappelle aussi le côté beurré du dawamesk. Coumarinée, amandée et vanillée, la fève de tonka soutient l’héliotropine et donne un fini poudré à l’ensemble. Je détecte aussi une note herbacée de sauge sclarée avec des nuances florales et musquée.



JPEG - 8.3 ko

Iris pallida cultivé pour le beurre d’iris (hermitageoils.com)



JPEG - 32.1 ko

Sauge sclarée (ozen91.com)



Mais une fois la fève tonka et la vanille disparues, ce qui ressort, sans ambiguité, reste un musc, qui apporte beaucoup de ténacité au parfum et un surplus de notes fleuries. Il ne me semble pas s’agir de l’habituel musc Tonkin de Guerlain, mais il peut y en avoir d’autres de la même provenance, qui ferait cet effet associés au musc cétone, à l’odeur animale, poudrée et fleurie, ou d’une variété de musc Tibétain, voir du musc Tibetene, à l’odeur de fleurs fraîches.



JPEG - 5.9 ko

Musc cétone (fr.made-in-china)



JPEG - 10.6 ko

Blocs de musc marocain (amazon.co.uk)



En conclusion, Dawamesk compte parmi l’un des plus beaux parfums de ma collection, tant il combine aldéhydes, agrumes, fleurs, épices et musc, de manière à former un tout parfaitement harmonieux. Pour ce faire, Jacques Guerlain s’est certes inspiré des molécules présentes dans la confiture de haschich, telles le limonène des agrumes, le caryophyllène dans la lavande, la cannelle et l’ylang-ylang, le myrcène, présent dans la sauge et l’ylang-ylang, le linalool des sommités fleuries haschich, mais son parfum rappelle surtout l’expérience du mangeur de dawamesk, telle que la décrit Baudelaire dans ‘Le Poème du Haschisch’ de 1858 :




« […] c’est une béatitude calme et immobile. Tous les problèmes philosophiques sont résolus. Toutes les questions ardues contre lesquelles s’escriment les théologiens et qui font le désespoir de l’humanité raisonnante sont limpides et claires. Toute contradiction est devenue unité . »

Tout au long de cette analyse, en effet, je n’ai senti que des notes limpides et harmonieuses, formant un ensemble homogène, sans aucune aspérité, très éloignées des créations jouant sur des contrastes percutants et des overdoses baroques, auxquels Jacques Guerlain nous avait habitués, notamment avec son célèbre Shalimar.



JPEG - 38.3 ko

Marc Chagall, Trois bougies (1940)



Nous savons aujourd’hui que le taux de THC était nettement plus concentré sous cette forme comestible que dans les joints des années 60s. D’où cette quiétude extatique que Guerlain a cherché à exprimer dans son parfum, semblable en cela à L’Heure Bleue, bien que celui-ci, plus épais, exprime la teneur du moment présent, alors que l’extrême rondeur et le caractère très lisse de Dawamesk n’évoque aucune l’instabilité, ni ne provoque de pincement au cœur.



JPEG - 35.5 ko

Geronimo Bosch, Le jardin des délices : les portes extérieures du jardin au 3ème jour de la création du monde (entre 1500-1505)



C’est bien le paradis parfaitement paisible, la détente absolue, que décrirent les poètes du club des Haschichins comme étant la dernière étape à laquelle ils parvenaient une fois les fous rires et les hallucinations dépassées. A porter donc cette esprit de calme, avec une tenue assez élégante, qui se marrie avec l’indicible beauté de ce parfum.



JPEG - 12.1 ko

Hôtel de Lauzun, lieu de réunion du club des Haschichins (bonjourparis.fr)

JPEG - 13.1 ko

Hôtel de Lauzun, lieu de réunion du club des Haschichins (thecannachronicles.com)



Notes de tête :

Fleur d’oranger, Cannelle, Gingembre , Lavande, Héliotropine et Miel



Notes de cœur :

Rose centifolia, Rose Damascena, Géranium, Muguet, Safran, Cardamone, Jasmin et Ylang-ylang



Notes de fond :

Sauge sclarée, Fève de tonka, Vanille, Musc naturel et cétone