Double Extrait de Fleur d’Oranger de Guerlain : entre l’Orangerie et la pâtisserie orientale

samedi 12 octobre 2019
par  Lavinia

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Double extrait de Fleur d’oranger de Guerlain (vintage des années 20s) (#lesplusbeauxparfums



Tout au long du 19ème siècle, les parfums reproduisant les odeurs de fleurs, ont connu une grande popularité. Dès 1870, chaque parfumeurs tentaient de recréer l’odeur de la rose, de la violette, du héliotrope et de la fleur d’oranger. Or, au 19ème siècle, les gens vivaient plus près de la nature et connaissaient bien les odeurs des plantes. Ils prenaient donc plaisir à sentir des parfums, qui imitaient et sublimaient ces senteurs. De plus, à l’époque, les femmes en portaient dans leurs cheveux et sur leurs robes.



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Charles Edward Perugini, Jeune fille lisant, (1878)



Plus avant, le port d’une couronne de fleurs par la mariée symbolisait sa virginité, faute d’en être la garantie. La reine Victoria a définitivement instauré cette tradition, puisqu’elle a portée des fleurs d’oranger, en 1840, dans sa couronne de mariée et a développé l’usage des fleurs dans toutes les différentes parties du mariage.



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Couronne de mariée de la reine Victoria



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Tenue de mariée de la reine Victoria



Recréer l’illusion d’une odeur de fleurs n’est pas si aisée, surtout dans un contexte où elle est extrêmement bien connue, parmi les clients nobles et bourgeois. Il ne suffit pas de mettre de l’extrait de fleur d’oranger dans un flacon. A elle toute seule, une essence ne ressemble pas suffisamment à la senteur de l’air entourant la fleur ou l’arbre, lui-même très prisé. Afin que le rendu soit satisfaisant, le parfumeur doit réaliser une véritable composition.



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Fleur d’oranger (lepetitmarseillais.com)



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La fleur d’oranger (santemagazine.fre)



A contrario, aujourd’hui l’imitation est souvent considérée comme une forme d’art inférieur, voire comme un exercice qui ne mérite pas de figurer parmi les arts, parce qu’il manque de créativité et d’inventivité. A propos des arts visuels, Léonard de Vinci a écrit dans ses carnets qu’une œuvre a d’autant plus d’impact sur l’esprit, qu’elle crée : « une ressemblance frappante avec l’objet réel. »



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Andrea Mantegna, Vierge entourée d’orangers (1497)



Certes, le concept de ressemblance pose problème, car nous appréhendons souvent une œuvre comme étant ressemblante, en l’occurrence ici des parfums, parce qu’ils représentent la nature de la façon dont on a l’habitude qu’elle soit dépeinte. Ainsi l’impressionnisme a, tour à tour, été décrié comme irréaliste et réaliste pour exactement les mêmes raisons : des angles de vue inhabituels, sa propension à capturer la lumière et des impressions fugitives, plutôt que la forme stable des objets.



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Pissaro, Boulevard Montmartre (1897)



Quoi qu’il en soit, il est difficile de nier que beaucoup d’entre nous trouvons l’imitation plaisante. ‘C’est tout à faut ça !’ disons-nous avec satisfaction. Mais il faut savoir tout de même que l’imitation, dans l’art, n’est pas une copie conforme, mais une vision sublimée du réel. Double Extrait de Fleur d’Oranger de Guerlain entre dans ce cadre. Il évoque surtout la fleur, mais le fruit, la feuille, bref l’arbre entier apparaissent, ainsi la pâtisserie orientale, parfumée à l’eau d’oranger et dégoulinante de miel, voire certaines brioches ou madeleines françaises.



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Pâtisserie orientale à la fleur d’oranger, au miel et à la cannelle (chefsimon.com)



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Chardin, La brioche (1763)



Le plus surprenant peut-être reste la puissance de ce produit entièrement naturel. Crée en 1872, sa ténacité dépasse de loin tout ce que l’on trouve actuellement sur le marché. La composition a été conçue dans ce but. Si on se remet dans l’optique de la fin du 19ème siècle – du moins, de son dernier quart – , le client, soucieux de trouver un parfum sentant la fleur d’oranger, allait tout simplement choisir celui qui se démarquait par sa qualité et sa beauté. Il existait peu de parfumeurs, mais les plus grands – Guerlain, Pivers et Lubin – proposaient tous des produits présentés, tout simplement, comme des parfums de rose, de fleur d’oranger ou de violette.



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Lubin Parfumerie depuis 1798 (lubin.eu)



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Affiche Guerlain (19ème siècle)



Tous pratiquaient aussi la double distillation. En voici la manière : les fleurs d’oranger étaient chauffées à environ 90 % une première fois dans un alambic, qui permettaient de séparer l’huile essentielle de l’eau de fleur d’oranger. Puis l’huile, qui flottaient encore là-dessus, saturée d’eau, était récupérée, mélangée à l’huile essentielle déjà obtenue, et les parfumeurs effectuaient une distillation fractionnée, à une température moindre d’environ 80 %, qui empêchait l’huile de s’évaporer.



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Alambic pour distillation fractionnée (wikipédia)



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Alambic (raffinementfrancophone.wordpress.com)



Ce procédé extrêmement long n’est plus guère utilisé de nos jours, parce que peu rentable. La fleur d’oranger ou le néroli vaut environ 6000 euros le kilo et le rendement reste très faible : en moyenne il faut une tonne de fleurs pour produire un kilo de néroli, bien que cela change selon la saison. Plus avant, Guerlain faisait séparer les fleurs d’oranger des feuilles et rameaux à la main, ce qui nécessitait une main d’œuvre importante, actuellement hors de prix. Mais surtout la double distillation prenait du temps et supposait une déperdition, d’environ 20 % à chaque fois, liée à l’évaporation deux fois renouvelée.



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Récolte de fleurs d’oranger (youtube.com)



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Fleurs d’oranger destinées à la distillation traditionnelle (leblog.megara.com)



En artiste qu’il était, Guerlain ne s’est toutefois pas contenté de copier au mieux la fleur d’oranger, bien qu’il s’y essayait aussi. Mais son extrait de fleur d’oranger possède un style unique, qui encadre ce matériau, et l’élève à une dimension supérieure : le sublime ou, si vous préférez, la quintessence de la fleur d’oranger, présentée de façon démesurée, plus toute-puissante, plus grande que nature.



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Fleurs d’oranger (elle.fr)



Pour cela, il a certes sélectionné les meilleurs ingrédients, comme il en avait l’habitude : des fleurs d’oranger de très bonne qualité, certainement séparée à la main des feuilles et des rameaux, avant de passer dans l’alambic. Toutefois, afin d’obtenir le résultat que je sens, Guerlain a aussi encadré ses fleurs avec des matériaux nobles, qui les mettent en valeur. Tout autant que les exigences de Guerlain par rapport à ses ingrédients, sa façon de composer explique la beauté de ses parfums.



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Fleurs d’oranger (hermtiageoils.com)



En notes de tête, la fleur d’oranger est encadrée par une touche d’amertume et d’acidité que j’attribue à des écorces d’orange et de bergamote pressées à froid. Bien que ses notes se soient quelque peu aplatie avec le temps, Double Extrait de Fleur d’Oranger donne une touche zestée et légèrement amère au parfum, qui permet de faire ressortir l’odeur fruitée des fleurs elle-même. De la cannelle, de l’anis étoilé et de la vanille viennent rehausser l’ensemble.



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Bergamote (epiciane.fr)



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Écorce d’orange, cannelle, vanille et anis étoilé (mesinspirationsgourmandes.com)



Afin de produire un léger contraste, j’ai l’impression que Guerlain a aussi ajouté des feuilles d’oranger, distillées séparément. Car, aux côtés de la vivacité du fruit, apparaît aussi une vivacité verte, déjà présente dans l’essence, mais ici accentuée, afin de rappeler l’odeur de l’arbre, portant souvent en même temps, fleurs, fruits et feuilles. Toute sa magie, tant appréciée en France depuis Louis XIV, qu’il entretint une orangerie à prix exorbitant et lança une mode, qui se retrouve ainsi dans le double extrait de Guerlain.



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Fleurs d’oranger (herbsandco.fr)



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Etienne Allegrin, Les jardins de l’orangerie à Versailles (environ 1690)



Quant à l’essence des fleurs elles-mêmes, distillées à la vapeur d’eau, et donc dénuée de toute trace de solvant chimique, elle dégage une senteur florale, à la fois jasminée, sucrée, poudrée et légèrement verte. Le côté indolée de la fleur, très présent, rivalise avec sa facette miellée que je crois soutenue par de la brèche d’abeille, qui, en sus, expliquerait, en partie, pourquoi le parfum tient aussi longtemps.



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Cire d’abeille (bi-ne-drehu.over-blog.com)



Comme une note à la fois verte, pétillante et florale persiste, des feuilles d’oranger distillées, ou peut-être, plus spécifiquement, du petit grain, le fruit de la distillation des branches et des feuilles de l’oranger bigarrade, complète le tableau. Cependant, s’il n’y a là qu’une légère pointe d’amertume, le parfum lui-même étant décidément fleuri.



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Feuilles d’oranger (istockphoto.com)



En conséquence, Double Extrait de Fleur d’Oranger maintien le juste équilibre entre les trois senteurs, qui nous permettent de la connaître facilement et la rendent si attractive : celle de la fleur blanche, celle de l’orange et celle du miel. De plus, afin de lui donner un léger poudré vanillé, je suspecte qu’il y a là un peu d’héliotrope et de vanille.



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Gousses de vanille (thepioneerwoman.com)



L’association entre la fleur d’oranger et l’héliotrope est surtout connue due à son rôle important dans L’Heure Bleue. L’héliotrope apporte aux parfums une touche florale, suave et balsamique. Si certains lui trouvent une odeur de madeleine au beurre frais, je pense, quant à moi, que son côté suave renforce encore les relents de pâtisserie, apportés par la fleur d’oranger elle-même, la brèche de miel et les notes vanillées.



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Héliotrope blanc (sfgate.com)



Car sa facette crémeuse trouve un appui supplémentaire dans les notes de fond que je considère comme étant principalement du baume de tolu et de l’ambre gris. Tout deux sont des fixateurs idéaux pour la fleur d’oranger, car, avec leurs nuances vanillées et chaleureuses, elles ne dénaturent pas le produit que Guerlain voulait mettre en évidence.



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Ambre gris (ambergris.eu)



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Baume de tolu (menthe-bergamote.fr)



Je pense, qu’à l’époque, il s’agissait moins de construire une pyramide olfactive, qui nous surprend tout au long de la journée, que de maintenir une odeur constante de la fleur ou du produit, tel le cuir, que le client affectionnait. C’est seulement en fin de parcours sur mouillette que j’ai clairement distingué l’ambre gris. Tout au long du parfum, il a permis d’arrondir la fleur d’oranger, l’empêchant de devenir trop entêtante, tout en conférant de la chaleur à l’ensemble. C’est en vertu de son caractère dense, chaleureux et miellé, que je porte ce parfum au printemps ou en automne.



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Couronne de mariée en cire et fleurs d’oranger (pic.click.com)



Notes de tête :

Orange, bergamote et feuilles d’oranger



Notes de cœur :

Néroli, petit grain et brèche d’abeille



Notes de fond :

Ambre gris, vanille et baume de tolu