La myrrhe de Lutens : Les larmes de Myrrha

dimanche 13 janvier 2019
par  Lavinia

La myrrhe (#lesplusbeauxparfums)


Il y a de la myrrhe brûlée comme encens, de la myrrhe dans l’huile d’onction sainte, de la myrrhe dans les parfums envoûtants servant de fixatif durable, de la myrrhe nettoyante pour l’embaumement des corps et de la myrrhe purifiante aux nombreuses vertus médicales. Lancé en 1995, le parfum de Serge Lutens et de Christopher Sheldrake se rapproche de cette myrrhe-ci par sa senteur propre, mise en valeur par des aldéhydes et des muscs.



La myrrhe (rjwhelan.co.nz)



La myrrhe (commiphora molmol) (creapharma.com)


Souvent écrasée dans les parfums orientaux, la myrrhe, traitée pour elle-même, au centre de la scène, miroite en transparences. Et pour cause : inspirée des larmes de Myrrha, qui coulent de l’arbre à myrrhe – en fait, il y en existe trois sortes : Commiphora molmol, Commiphora myrrha ou Commiphora abyssinica, produisant respectivement la myrrhe, la myrrhe dite ‘amère’ et la myrrhe heerabol –, la composition de Sheldrake se veut douce et fraîche comme la nuit, non amère, comme le disent nombre de commentateurs.



Résine au coucher du soleil (flickr.com)


Car d’où viennent les larmes de Myrrha ? Non de l’amertume, mais du seul réflexe d’une sensibilité oubliée. Pour ceux qui ne connaissent pas l’histoire, Myrrha était secrètement amoureuse de son père, Cinyras, alors que celui-ci songeait à la marier. Accablée par la honte de l’inceste, elle tenta de mettre fin à ses jours, puis se résolut à rejoindre le lit de son père, pendant plusieurs nuits, avec la complicité de sa nourrice Hippolité. Mais Cinyras finit par voir son visage au grand jour et voulut la tuer. Enceinte, Myrrha erra en Arabie et en Sicile pendant neuf lunes, implorant les dieux de la soustraire au monde des vivants et à celui des morts. Les dieux entendirent sa prière et la changèrent en arbre.



Marcantonio Francheschini, La naissance d’Adonis, (c.1685-90)


Voici le récit de sa transformation dans le livre X des Métamorphoses d’Ovide :

« Myrrha, impatiente, penche son cou, plonge sa tête dans l’écorce, et y cache sa douleur. Mais, quoique en perdant sa forme, elle ait aussi perdu le sentiment, elle pleure encore ; un parfum précieux distille de l’arbre qui porte son nom, et le rendra célèbre jusque dans les siècles à venir. »



Séverine Pineaux, Myrrha, (1960)


Le parfum de l’arbre à myrrhe, venu des larmes de Myrrha, confère une quasi présence à celle que ni les vivants ni les morts ne sauraient voir tel est son crime. Comme elle l’avait demandé, Myrrha est et n’est pas.



Résine de myrrhe (pinterest.com)


L’originalité de La Myrrhe se trouve ancrée dans ce mythe de l’arbre qui pleure. C’est pourquoi Sheldrake combine la myrrhe avec des aldéhydes, qui en font un parfum rappelant ceux de Chanel, plutôt qu’un souk arabe esthétisé. Ernest Beaux trouvait justement que les aldéhydes rappelaient la fraîcheur du cercle arctique. Serge Lutens, quant à lui, envisage cette fraîcheur dans un paysage aride, telles les terres sèches du nord-est africain où poussent les arbres à myrrhe tout rabougris.



Arbre à myrrhe dans un paysage désertique (mondeetmerveilles.centerblog.net)


Aussi les deux thèmes, le côté humide et le côté balsamique de la résine qui suinte des troncs, s’entrecroisent-ils en gardant un merveilleux équilibre. La Myrrhe apaise l’âme en accord avec la tonalité spirituelle attribuée à ce matériau.



La myrrhe (tambela.com)


Au départ, les aldéhydes se marient avec des amandes suaves, un lotus aqueux et un peu de jasmin léger, ou peut-être plutôt de l’hédione, tant ces notes de tête légères ont un effet de transparence, renvoyant au don des larmes que garda Myrrha une fois transformée. La note d’amande reste tellement transparente que je la crois reconstituée par de l’héliotropine plutôt que l’aldéhyde anisique, bien certains y détectent la senteur de l’anis.



Héliotropine (liang.homepage.t-online.de)



Amandes (lecoeurdeschefs.com)



Jasmin humide (pxhere.com)


Rien ne s’oppose d’ailleurs à ce que les deux ingrédients y soient, mais je perçois surtout l’extrême propreté de l’héliotropine. En outre, le lotus, comme la myrrhe, évoque la pureté et, chez les Égyptiens de l’antiquité, la réincarnation, car ces fleurs fanées peuvent s’ouvrir au petit matin.



Lotus bleu (mythologian.net)



Lotus bleu (temple égyptien)


Puis, en un second temps, monte l’odeur de la myrrhe elle-même, accompagnée d’orange ou de mandarine, d’ambre et de miel. A la fois sirupeuse et aldéhydée, l’orange donne du zeste et un côté lumineux très doux à une composition, qui reste pure et translucide.



Oranger (fast-growing-trees.com)


Car jamais la chaleur de l’ambre et du miel ne transperce le voile humide de la résine, ni n’épaississent le parfum. Leur rôle se réduit à accentuer son caractère balsamique en douceur. Même les épices se révèlent plutôt froides. On touche là le fond du parfum. La composition de Sheldrake, avec sa facette de champignon doux, habille la myrrhe avec simplicité, de façon à ce que l’on sente son odeur à la fois humide et un peu poussiéreuse, de cave sombre, généralement masquée par des résines fumées ou sucrées et des épices piquantes.



Miel (cnc3.com)



Benjoin contenu dans l’ambre (texasnaturalsupply.com)


Tout cela ressemble au travail qu’Ernest Beaux avait accompli avec Bois des Îles, en mélangeant aldéhydes et bois de Santal, mais afin de respecter le caractère de la myrrhe, le parfum de Lutens se veut plus léger, débarrassé de la base lourde et sirupeuse présente dans beaucoup de ses compositions orientales, telles Ambre Sultan ou Chergui. Le caractère propre de la myrrhe s’en trouve aussi restitué. Même la couleur du jus reproduit le rouge foncée de la gomme résine, une fois solidifiée en larmes rouge brun.



Résine de myrrhe (brassunicorn.com)


Il s’agit là d’un parfum facile à porter en toute saison avec n’importe laquelle tenue.


Notes de tête :

Musc, Jasmin, Lotus, Bois de Santal et Ambre


Notes de cœur :

Orange (Mandarine ?), Myrrh, Amande, Poivre et Miel


Notes de fond :

Épices