Fracas de Robert Piguet (années 60s) (worthvintage.com)

Créé en 1948 par Germaine Cellier pour Robert Piguet, nul parfum autre que Fracas, n’a si unanimement été qualifié de tapageur. La raison en vient en partie de son nom, qui désigne le bruit résultant d’un choc ou d’une rupture violente, mais aussi les fâcheux retentissements causés par le tumulte de ce monde, voire la confusion d’objets trop nombreux et de couleurs excessivement vives.

Au cruel fracas des trop vives couleurs [de l’art Japonais],

Dieux, héros, combats, et touffus gynécées,

Je préférerais, d’entre les œuvres leurs,

Telles scènes d’un bref pinceau retracées.

Verlaine, Lourd comme un crapeaud... (Œuvres compl., 3, Épigr., 1894, p. 223.)  

Fracas de Robert Piguet (photo tirée de mon compte Instagram)

Reste que l’overdose de tubéreuse, dit en provenance d’Inde, donne un sillage détonnant, mais non confus, à Fracas, que Colette qualifia ainsi : « Elle, la tubéreuse, forçait ma porte de toute sa puissance de fleur. »

Tubéreuse (pfa.f.org)

Un tel sillage ne saurait qu’attirer l’attention. D’où l’idée que Fracas repose sur son overdose de tubéreuse, ce genre de stratégie convenant afin de plaire au vulgaire. Voyez plutôt :

Sur la masse, mon cher,

La masse doit agir

D’après son goût,

Chacun voulant toujours choisir,

Trouve ce qu’il lui faut où la matière abonde,

Et qui donne beaucoup, donne pour tout le monde.

Jan Frans Van Daël, Vase de fleurs avec une tubéreuse cassée (1807)

Il s’agit du conseil donné par un directeur de théâtre à un jeune poète plein de principes dans Faust :

Au bal masqué, l’on entre avec fracas,

La curiosité de tous hâte les pas :

Les hommes viennent voir ; les femmes, au contraire

D’un spectacle gratis régalent le parterre.

Goethe, Faust (1828) traduit par Nerval (1840)

Konstantin Andreevic Somov, Bal masqué (1918)

Pour ma part, je ne compte contester ni la puissance ni la richesse de Fracas, son pouvoir de diffusion se montrant, il est vrai, extraordinaire. Je souhaiterais, toutefois, défendre sa distinction et sa finesse.

Pierre Joseph Redoute, Illustration botanique de la tubéreuse (publiée en 1800)

Porté, dans les années 40s, par Colette dont l’humour et le réalisme délicat caractérisent l’écriture, ainsi que par Edwidge Feuillère, qui, selon Jean Cocteau incarne à jamais ’ la reine des neiges, du sang, de la volupté et de la mort ’, Fracas saurait-il rappeler Joan Colins ou Madonna comme je le lis de toutes part ? Non que le parfum manque de provoquer l’ivresse, mais sa féminité vient tout autant de sa grâce que de sa volupté. On oublie trop souvent que le charme des femmes ne tient pas forcément d’une sexualité provocante où la subtilité n’a point de place.

Colette (wikipédia)

Colette jouant dans La Chair (1908)

Mais commençons par le début. Le départ de Fracas s’avère époustouflant. Une fleur d’oranger opulente, soutenue par des notes de fruits, tels la mandarine et la pêche, ouvre sur une note florale, poudrée, cireuse et lourde. Par sa magnificence, elle me rappelle la fleur d’oranger dans Le narcisse noir de Caron.

Fleur d’oranger (bio flore.be)

L’accent mis sur sa lourdeur la distingue des parfums qui l’utilisent afin d’obtenir des notes fraîches, légères, sucrées et consensuelles. Dans l’esprit d’un soliflore à la tubéreuse, la fleur d’oranger en exprime la facette orangée et fruitée. Dans les notes de tête, il y a à la fois la douceur des florale, relevée par une bergamote pétillante, et toute l’opulence des fleurs blanches rafraîchie par une note verte de feuille de violette.

Bergamote (my-vb.com)

Feuilles de violette (biolandes.com)

Très vite, cependant, le pouvoir de diffusion de Fracas prend le dessus. La fleur d’oranger se mêle à des fleurs blanches qui l’emmène dans une autre dimension. Dès lors que l’absolue de tubéreuse entre en scène, en effet, Fracas se transforme en sillage indolique et crémeux, habillé par du jasmin et un accord gardénia. Bien que j’en reconnaisse la force, je lui trouve rien d’entêtant ou de difficile comme dans les notes vertes stridentes de Bandit (1944), déjà marqué par isobutyl quinoléine, ou de Vent Vert (1945) avec son overdose de galbanum.

Jasmin grandiflorum (pinterest.com)

Gardénia (fastgrowingtree.com)

Certes, la senteur de la tubéreuse se répand avec toute sa chaleur splendide de fleur blanche, sucrée, charnelle, excessivement indolique et assez animale, adossée au jasmin grandiflorum et à des notes vertes, peut-être du géranium. Cependant, sa facette lactonique, déjà appuyée par la pêche, devient crémeuse, juxtaposée avec un accord gardénia et de l’iris extrêmement beurré, dit de provenance italienne.

Beurre d’iris (Quo sentis sur Twtitter)

Il en résulte que cette tubéreuse prend un tour féminin et enveloppant. Selon moi, son sillage n’agresse personne, sauf ceux qui tiennent la tubéreuse en horreur. Par contraste, Beyond Love By Kilian contient plus de notes de vertes, qui le rende plus décontracté, facilement à porter, mais moins chic.

Pêche (wikipédia)

Iris pallida (van meuwen.com)

C’est là, je pense, l’aspect le moins bien compris de Fracas, décrit comme tapageur aussi bien que formel et froid. A vrai dire, ce parfum possède surtout l’élégance et la sensualité des femmes mûres, qui attirent des amants plus jeunes dans les romans, avec leurs parfums raffinés et une sexualité affirmée, mais dénuée d’affectation. De ce fait, elles gardent le charme de l’innocence, non qu’elles soient pudiques, bien qu’elles se cachent les yeux pour ne voir ce qu’il y a de trop cru dans l’existence.

Kees van Dongen, La danse de Carpeaux, (Le bal masqué à l’opéra), (c.1904)

En effet, conscientes de leur âge, elles ne pensent pas, d’abord, susciter un tel émoi, ni ne prétendent retenir leur séducteur. Colette a connu de tels amours, dont elle s’inspira largement dans Chéri (1920) et Le blé en herbe (1923). Pour la note, Edwige Feuillère, une autre fan de Fracas, joua le personnage principal dans l’adaptation cinématographique de cette œuvre en 1954.

Edwige Feuillère, Le blé en herbe (1954)

Je possède deux versions de Fracas, un parfum et une eau de toilette, qui doivent dater des années 60s, parce que le parfum vient dans un flacon transparent de forme carrée avec un bouchon cylindrique en verre facetté, aussi utilisé pour Bandit à l’époque. La boîte du parfum porte le traditionnel ruban noir en diagonale, marqué Robert Piguet, et elle est emballé de papier rose, comme Bandit l’était de papier bleu.

Robert Piguet patrimoine (lesflacons deparfum.com)

Le flacon de l’eau de toilette, quant à lui, s’insère dans une boîte rose et ovale. Elle mérite aussi d’être décrite tant elle correspond à tout ce que l’on attend d’une eau de toilette. La tubéreuse, déjà fleurie et fruitée dans la version parfum, est ici moins onctueuse avec une note de bergamote très prononcée. La qualité de la bergamote et de la fleur d’oranger frappe d’autant plus que les notes de fond sont plus légères. Là où le bois de santal renforçait la pêche, l’accord gardénia, l’iris, donc le côté laiteux de l’absolue de tubéreuse, la bergamote et la fleur d’oranger lui donnent du brillant et un côté enlevé, pétillant, parfaitement délicieux.

Tubéreuse (gardenexpress.com)

Tout cela pour dire que Fracas provoque bien un choc en raison de l’extrême qualité de ses matériau et de sa composition élégante, mais n’a absolument rien de vulgaire, ni de tapageur dans ce sens du terme. Il s’agit bien d’un parfum provocant, parce qu’il étire en longueur toutes les facettes de la tubéreuse, qui, en elle-même, sème le désordre olfactif par sa puissance et le nombre de notes, en apparence opposées, qu’elle possède. Tout cela en vient à évoquer les contradictions d’une femme voluptueuse, qui aime de tout son être et qui doute à la fois.

H de Givenchy, Illustration pour Fracas (1947) (lepapillondeslivrescerclerenevigo - WordPress.com)

Notes de tête :

Bergamote, Mandarine, Pêche et Feuilles de Violette

Notes de cœur :

Tubéreuse, Jasmin, Gardénia, Iris et Géranium

Notes de fond :

Musc, Bois de santal, Vétiver, Ambre et Mousse de chêne