Flux de Fleur d’Areej Le Doré : Le mouvement perpétuel

dimanche 9 septembre 2018
par  Lavinia

Flux de Fleur d’Areej le Doré (photographie tirée de mon compte Instagram)


Flux de Fleur de Russian d’Areej le Doré, créé par Russian Adam en 2018, me frappe par son caractère abstrait. Ici ce ne sont pas les aldéhydes ou les muscs blancs qui voilent les notes de fleurs, mais des résines, présentes tout au long de l’évaporation, de l’oud cambodgien, résineux lui aussi, du musc sibérien et du castoréum. Au résultat, les fleurs se mélangent parfaitement, entraînées par les bois et les résines, dans un mouvement sans fin, où leurs notes apparaissent, toujours en devenir, jamais se fixer.



Vassily Kandinsky, Improvisation 26 (1912)


Je ne parle donc pas d’une forme d’abstraction, qui voudrait se passer de toute référence à la réalité. L’art abstrait peut aussi représenter la dynamique, plutôt que la statique, et le brouillage des formes qui en résultent, non les images figées des choses aux contours nets, desquelles nous sommes familiers.



Miro, Quelques Fleurs pour des amis (1964)


Selon le philosophe Michel Henry : « Kandinsky appelle abstrait le contenu que la peinture doit exprimer, soit cette vie invisible que nous sommes. » J’ajouterai que l’art abstrait s’emploie souvent à retravailler les artifices de la civilisation. Tel est le cas de Flux de Fleur où un Attar indien, le Shamama, déjà un parfum en lui-même, ajoute une multitude de notes à toutes celles déjà en présence. Malgré la description officielle, d’une pluie torrentielle tombant sur un jardin, de fleurs qui écorent une fois la pluie passée, puis de l’oud, des fruits et de l’ambre qui se révèlent, Flux de Fleur ne représente pas directement la nature, mais s’empare de formes de représentations traditionnelles et millénaires, puis modernise l’ensemble à grand coups de pinceau.



Indienne, courte-pointe piquée (début 19ème siècle)


Mais ce n’est pas tout. La déchirure avec le réel, tel qu’on le perçoit d’ordinaire, se montre plus profonde. Dans ce parfum, les fleurs déploient toutes des facettes fruitées et miellées, comme si la perspective dynamique de Russian Adam, ouvrait sur l’avenir : la transformation inévitable du flux de fleur de l’été en fruits dont l’odeur se pressent déjà dans les étamines et les pétales.



Indienne, Wesserling


Il y a plusieurs moyens d’obtenir ce résultat. D’abord la nature des fleurs s’y prêtent ; puis des techniques de distillation appropriées s’emploient ; enfin les accords soulignent les notes douces. Le jasmin Sambac d’Inde, par exemple, se rapproche de la fleur d’oranger en raison de sa contenance élevée d’anthranylate de méthyle – et celle-ci sent le fruit qu’elle deviendra.



Jasmin Sambac (whitelotusaromatics.com)


Or la technique indienne traditionnelle, qui consiste à distiller des pétales dans des récipients en cuivre, jusqu’à ce que l’huile remonte à la surface de l’eau, produit une huile essentielle, le ruh, à la fois concentrée et nuancée. Russian Adam s’en sert afin d’obtenir une contraction de l’odeur d’orange du jasmin. Car le Ruh Motia met les notes indoliques et animales du jasmin en sourdine et capture les notes de tête fraîches que l’on sent le soir venu lorsque les fleurs s’éveillent.



Ruh Motia (kazimaperfumers.com)


L’absolue de tubéreuse, jasminée, orangée et miellée, colle parfaitement au tableau. Ses notes de fleur blanche fruitée s’accordent merveilleusement avec le jasmin Sambac, cultivée en abondance dans le sud de l’Inde à ses côtés, tout deux libérant leurs parfums pendant les nuits chaudes du sub-continent.



Tubéreuse (joelbruffin.typepad.com)


De plus, la tubéreuse entrent agréablement en écho avec le pamplemousse en note de tête. Tonique, mais volatile, les notes vertes du pamplemousse se prolongent dans celles senties au départ dans l’absolue de tubéreuse. D’ailleurs la fraîcheur de l’agrume rejoint aussi celle du jasmin. Il nous en reste une senteur délicate de fleurs blanches dont le côté capiteux se fond dans des odeurs de fruits, de bois et de résines.



Pamplemousse rose (aro-merveilles.com)


La présence d’autres fleurs renforce leur douceur. La fleur de frangipanier, avec sa facette jasminée, exacerbe le côté fruité de cette fleur, ainsi que le poudré de la tubéreuse. En fait, la fleur de frangipanier apporte aussi une touche de vanille, toujours présente sur la peau, parce que soutenue par les baumes de tolu et de benjoin en notes de fond chaudes et vanillées.



Fleur de frangipanier jaune (aus.photography.net.au)


Quant à l’infusion de chèvrefeuille et l’henné, en note de fond, elle infuse les notes fruitées et miellées des fleurs d’une odeur poussiéreuse, qui vient s’ajouter à des notes de safran et d’épices, qui pourraient venir de l’henné. L’absolue de lotus bleue, quant à elle, donne quelque chose d’aquatique à l’ensemble correspondant à l’idée d’un flux perpétuel. « On ne baigne jamais deux fois dans le même fleuve. » écrivit Héraclite.



Monet, Nymphéa 3 ()


Toutefois, le mouvement des fleurs est assuré par l’odeur sèche et diffuse de deux variétés d’oud et des résines plutôt que par des senteurs aquatiques, bien que celles-là entrent aussi en contact avec l’eau, comme nous le verrons plus tard.



Oud cambodgien


De toutes les façons, c’est là où la dimension transcendante de l’art abstrait apparaît clairement : entrer en harmonie avec la vibration du monde, c’est-à-dire ses changements subtils, qui, éternellement, ne laissent rien demeurer tel qu’il est. Selon Henry Rovel, passionné d’aviation, puis peintre dont les idées influencèrent Kandinsky : « La vie est caractérisée par la vibration. Sans vibration, il n’y a pas de vie. Le monde entier est soumis à cette loi. »



Optique de mouvement (myloveview.com)


En parfumerie, cet effet s’obtient avec la vibration animale, qui traverse toute une composition, lorsque des produits d’origine animale entrent dans la danse. Dans Flux de Fleur, le musc de Sibérie, que je trouve suave, boisé et médicamenteux avec sa facette de tubéreuse, exalte les notes sucrées des fleurs blanches, et, tout en restant très propre, leur impartit le tremblement aromatique d’une vie végétale en perpétuel changement.



Mythe de Flora (Pompéi)


Contrairement au musc de Tonkin, le musc de Sibérie possède une transparence extrêmement tenace, mais moins de puissance. Ses notes fleuries et végétales résonnent parmi les fleurs sans les écraser. Le castoréum, quant à lui, soutient les senteurs fruitées des fleurs avec des nuances de prunes, d’olives noires et de fruits secs, le tout sur un fond cuiré et fumé, qui entre en connivence avec les résines. Car celles-ci font pleinement parti du dynamisme du parfum.



Chevrotin porte-musc de Sibérie (footage.framepool.com)


D’entrée le pamplemousse est adossé à des notes d’encens vert et noir. Lorsque brûlé, l’encens vert a une odeur de citron vert et jaune très propre, qui s’associe naturellement avec le pamplemousse.



Organic Hojari green incense (amazone.com)


Et certains encens noirs, comme le Black Mughsayl, possèdent aussi des notes d’agrumes, bien qu’elles sentent plutôt l’orage. Seulement, selon la notice, il ne s’agit pas ici d’huiles essentielles obtenues par l’hydrodistillation ou la distillation à la vapeur, mais de résines dissolues dans l’eau afin qu’elles perdent leur gomme granuleuse, puis dissoutes dans de l’huile chaude.



Black Mughsayl (eaincense.com)


Je n’ai jamais eu le privilège de sentir ces résines préservant des propriétés éliminées par les procédés de distillations habituels, mais Russian Adam les présente en tant qu’encens fondu propre à représenter la pluie sur un jardin de pamplemousses roses.



Pamplemoussier (pod.gardening.nz)


L’encens vert liquide serait à la fois juteux et résineux ; l’encens noir sombre et musqué. Du moins puis-je lire que les oléorésines sont réputées moins volatiles dans ces encens liquéfiés. L’impression qui en reste rappelle l’encens telle qu’on le sent dans les rues mouillées aux relents de fruit dans les pays asiatiques.



Mousson à Delhi (indianexpress.com)


En deuxième lieu, au cœur du parfum, les fleurs de tubéreuse, de jasmin et de frangipanier répandent leur odeur en synchronie avec deux variétés d’ouds, qui ajoutent au caractère indéfinissable du parfum. L’oud cambodgien se diffuse, en effet, très lentement. Il adoucit et atténue encore les notes indoliques des fleurs blanches.



Fumée d’oud (thelifepile.com)


Déjà connue pour ses notes de zestes de citron, l’oud sumatran, trempé dans de l’eau de noix de coco, nous parvient avec des relents d’agrumes fraîches et de fleur d’oranger, mais là aussi comme une vapeur diffuse, qui jette un voile léger sur tout ce qui est clairement reconnaissable. c’est d’ailleurs elle, la noix de coco, que l’on discerne. Flux de Fleur en devient tropical et se pare d’une note délicieusement crémeuse.



Lait de coco (princesse aupetitpois.com)


De plus, les notes florales se mêlent à la senteur de l’attar Shamama, dont la composition, extrêmement complexe, change selon les producteurs. Celui-ci doit contenir des résines puisqu’il est décrit comme étant à base d’ambre indien. D’ordinaire, la fabrication de l’attar Shamama requiert sept à huit herbes et épices, mais aussi des fleurs, placées dans un ‘deg’ dans lequel on ajoute de l’eau.



Distillation d’un attar (whitelotus.smugmug.com)


Le couvercle est ensuite scellé avec un mélange de coton et d’argile et le contenu chauffé. Le feu doit être constamment surveillé, afin d’éviter qu’une température trop élevée ne brûle les ingrédients ou n’augmente la pression, menaçant ainsi de faire sauter le couvercle.



Deg (yaroom.com)


Une longue pipe en bambou, nommée ‘chonga’, conduit la vapeur jusqu’au à un réceptacle en cuivre, le ‘bhapka’ contenant de l’huile de santal – du moins était-ce la tradition avant la pénurie – pour attraper les molécules odorantes. La température du bhapka est elle aussi constamment contrôlée. Il n’y a pas de thermostats. C’est avec ses mains et ses oreilles que le maître distillateur jauge la température et commande d’envelopper le deg et le bhapka de serviettes mouillées si besoin est.



Bhapka (ykantiques.com)


Puis l’huile se refroidit la nuit. Au matin, l’eau en est déversée et la distillation reprend. Le processus peut durer entre quinze et vingt jours avant que l’huile ne soit saturée de parfums.



Procédé de fabrication d’un attar (jayarom.com)


Pour produire la plus haute qualité de Shamama, cette huile peut être chauffée à son tour dans un patila et d’autres épices et huiles ajoutées. Le tout repose ensuite deux jours dans le patila avant que l’huile ne soit macérée dans de la peau de chameau, voire un autre kopper, pendant 15 à 20 jour pour obtenir une meilleure concentration.



Shamama Tul Amber (indiamart.com)


Ajouter un attar à un parfum, c’est ajouter un parfum à un parfum. La complexité et la profondeur qui en résultent défie toute analyse. Flux de Fleur possèdent de multiples facettes que l’on peut mettre une éternité à analyser, bien que la tubéreuse domine nettement, tout en restant douce. J’y détecte même une notre prononcée d’Ylang-ylang !



Ylang-ylang (blissoma.com)


J’aime ce parfum par dans gris, car si les fleurs, les résines et les bois me réchauffent l’âme, le côté fluctuant des senteurs ne jure pas celles qui se dégagent par temps humide, toujours lentement et emprunte d’une certaine lourdeur. Et puis il y a cette odeur de fruits que j’affectionne surtout en automne. Flux de Fleur me semble être un excellent parfum à porter au travail. Il tient toute la journée et permet de se divertir en se reniflant discrètement le bras afin de suivre son évolution lente.



Intérieurs parfumés (durga_interiorrs.com)


Notes de tête :

Encens vert et noir dissout et Pamplemousse rose


Notes de cœur :

Ruh Motia (Jasmin Sambac), Fleur de frangipanier jaune, Absolue de tubéreuse, Oud cambodgien de 10 ans d’âge, Oud de Sumatra trempé dans du lait de coco et Attar Shamama Indien agé de plus de 20 ans  


Base notes :

Musc sibérien, Castoréum, Absolue de lotus bleu, Infusion de chèvrefeuille et d’henné, Vétiver, Tolu et Benjoin