Beyond paradise d’Estée Lauder : Brume d’un Eden tropical
par
Beyond Paradise d’Estée Lauder (nouveau flacon)
Selon le Guide de Luca Turin de 2008, Beyond Paradise, lancé par Estée Lauder en 2003, atteint la perfection en raison de son caractère abstrait : on ne reconnaît aucune fleur en particulier dans ce parfum fleuri, signe de l’accomplissement d’un chef-d’œuvre, étant donné que le fait de synthétiser des molécules isolées, bien que celles-ci soient déjà en partie recombinées par les laboratoires à l’usage des parfumeurs, relève du grand art.
Laboratoire de chimie organique (superprof.fr)
Imiter l’odeur de fleurs réelles, avec des produits naturels, représente, au contraire, un intérêt bien moindre, digne d’être évalué par des abeilles plutôt que des hommes. Bref, faire une rose n’est pas facile d’un point de vue technique, parce que les huiles naturelles ressemblent peu aux senteurs des plantes, alors qu’inventer ‘l’air frais du petit matin sur un jardin impossible’ (je traduis librement) relève du grand art.
Sophie Kerdellan, Jardin tropical (peinture sur acrylique) (© Sophie Kerdellant)
Le site français d’Estée Lauder, quant à lui, présente Beyond Paradise comme ‘un parfum floral luxuriant’ et, très étrangement, le place dans la catégorie des ‘épicés orientaux’ aux côtés d’Intuition, de Cinnabar et de Wood Mystique. Pourtant, Beyond Paradise, propre et froid, manque d’âme pour ses détracteurs, qui le disent trop intellectuel, alors que ses glorificateurs saluent son côté vivifiant et impeccable. Chose intéressante, même Tania Sanchez avoue l’admirer plutôt que l’aimer, parce que si, explique-t-elle, les parfums ultra propres, dans le style moderne de Beyond Paradise, lui paraissent parfaitement ravissants, elle leur reproche de manquer de présence et de vie.
Kasimir Malévich, Carré blanc sur fond blanc (1918)
Or, généralement, lesdits ‘orientaux’, pour en revenir au site français de la maison, se décrivent comme des parfums chauds et sensuels. Le site américain d’Estée Lauder qualifie d’ailleurs Beyond Paradise ainsi, tout en le plaçant dans la catégorie des bouquets riches et opulents, bref des parfums fleuris, avec Beautiful, Pleasures intense et Private Collection Tubérose Gardenia, non pas dans celle des orientaux riches et luxuriants.
Fleurs Oiseaux du paradis, jardin en Martinique (Dudew.com)
Pour ma part, je trouve Beyond Paradise d’une fraîcheur éclatante, mais sa « sensualité vibrante » m’échappe totalement, ce qui ne me gêne en rien dans le cadre d’une vocation de l’au-delà que j’imagine serein plutôt que passionnel.
Marc Chagall, Le paradis (1961)
Je place volontiers cette création de Calice Becker parmi les parfums abstraits, car sa splendeur reste celle d’un bouquet de fleurs tropicales idéal, dans le sens où l’ensemble n’a rien d’entêtant ou de démesuré, malgré des notes de fleurs blanches qui s’y prêtent, telles la fleur d’oranger, dite ‘Templar’ sur le site américain et une note de jasmin parfaitement discernable lors de l’évolution du parfum, qualifiée de ‘Jasmin Crêpe’ , une plante ornementale, le Tabernaemontana divaricata.
Jasmin de crêpe (gardeningknowhow.com)
L’effet paradisiaque éthéré se renforce parce qu’aucune des notes de Beyond Paradise ne se décrit en termes de fleurs communément imitées, mais toujours d’espèces tropicales méconnues en parfumerie, qui nous arrivent estompées ou étranges, sur un fond aérien, vert et humide.
Lonicera hispidula californien (woodbrooknativenursery.com)
Hormis la Jacinthe Bleue, couramment utilisée dans cette industrie, toutes les fleurs se déclinent sur un mode mystérieux atypique en parfumerie, telles le chèvrefeuille rose, peut-être le Lonicera hispidula californien, ou le Mahonia Japonica, dont l’odeur se rapproche de celle du muguet, mais que nous cultivons, comme le jasmin crêpe, surtout comme plante ornementale. Notons, toutefois, que la Jacinthe Bleue, que je suppose appartenir à l’espèce Hyacinthus orientalis, a pleinement sa place dans ce paradis tropical, parce qu’originaire de l’Asie du sud-ouest, ainsi que de certaines régions turques et syriennes.
Jacinthe bleue (fr.dreamstime.com)
Je rejoins donc la critique de Turin et de Sanchez pour ce qui est de l’abstraction. Car le dépaysement total s’apparente à de l’art abstrait, dont la vocation première reste le refus d’imiter la réalité, soit en tentant de représenter quelque chose qui n’existe pas, soit en se libérant des représentations admises en stylisant à outrance. L’idée qu’on puisse ne rien retenir du réel me semble absurde : quoi que qu’on fasse, la moindre couleur ou odeur, le son le plus travaillé, les images les plus déconcertantes, renvoient forcément à des éléments du monde. Notre imaginaire n’a pas la puissance de s’en détacher entièrement.
Pierre Luc Tijou, Jardin en peinture (pluct.fr)
Cependant, la simplification, la distorsion, l’exagération et la stylisation produisent un écart par rapport au connu, qui a pour mérite de nous forcer à considérer l’art pour lui-même, non à se demander, à quel point il ressemble au sujet auquel il se réfère. Dans Beyond Paradise, la distorsion des fleurs blanches en plantes vaporeuses et des bois en prolongement des fruits nous transporte dans un ailleurs, que l’on peut bien considérer comme une sphère céleste, justement parce qu’elle n’a rien de dense, d’intense ou de charnel , alors que ses matériaux se prêtent volontiers à l’animalité. Même l’absolue de tubéreuse, qu’il me semble bien reconnaître, reste légère, accrochée à mon bras pour la journée.
Helen Frankenthaler, Eve (1995)
Un autre aspect de l’art abstrait jette un éclairage supplémentaire sur Beyond Paradise. Des courants artistiques, tels le futurisme, s’attachent au milieu urbain et à la technicité du monde moderne, plutôt qu’à la nature, comme sujet de prédilection. Or, selon l’article de Fragrantica, la maison Estée Lauder aurait imaginé son parfum en partenariat avec le projet Éden, le plus grand conservatoire naturel au monde, aux allures futuristes, situé dans les Cornouailles, (non en Écosse comme nous en informe Fragrantica), et ouvert au public depuis 2001.
Eden project (capturedproposals.co.uk)
Éden réplique les conditions climatiques des ensembles biologiques les plus larges et certains accords de Beyond Paradise seraient tributaires des plantes cultivées dans le Biome Tropical et ainsi maintenues à la température et au niveau d’humidité adéquats – d’où intrigante brume d’Éden en note de tête, qui aurait été captée dans une des serres géantes.
Cascade traversant le Biome de la forêt tropicale (edenproject.com)
D’autres ingrédients, comme la fleur d’oranger dite ‘templar’, décrite comme étant particulièrement effervescente, ou le Mahonia Japonica proviendraient directement du conservatoire, ce qui me semble douteux, en raison des besoins d’Estée Lauder comparés à la taille du Biome tropical : 1.56 ha avec une hauteur de 55 m et 100 m de large sur 200m de long.
Mahonia Japonica (truffaut.com)
Mais il y a plus. Le théoricien du mouvement futuriste, Boccioni s’intéresse à la dynamique, délaissant la statique, comme inintéressante, ce qui n’est pas sans rappeler les notes florales, jamais clairement définies, de Beyond Paradise. Boccioni cite Henri Bergson à l’appui de sa vision de l’art : « Toute division de la matière en corps indépendants aux contours absolument déterminés est une division artificielle » (Fondement plastique de la sculpture et peinture futuristes de 1913) et exprime ainsi son objectif : « Tandis que les impressionnistes font un tableau pour donner un moment particulier et subordonnent la vie du tableau à sa ressemblance avec ce moment, nous synthétisons tous les moments (temps, lieu, forme, couleur, ton) et construisons ainsi le tableau. » (Peintures, sculptures futuristes de 1914).
Boccioni, Élasticité, (1912)
Or Beyond Paradise synthétise un grand nombre d’odeurs de façon à ce son parfum ne connaisse aucune aspérité. Les fleurs blanches, les fruits et les bois font partie d’un ensemble harmonieux et lisse dont ressortent des relents de jasmin, épuisé par la nuit, et des odeurs fruitées dans les tropiques brumeuses au petit matin.
Fleurs dans la brume d’un jardin subtropical recrée à Dublin (jardindesign.org)
Cependant, afin de déconstruire les formes, Calice Becker utilise une technique aqueuse – les notes de Beyond Paradise s’en trouvent diluées dans une légère vapeur d’eau – que j’assimile plus volontiers à l’art abstrait d’Hélène Frankenthaler qu’aux mouvements plus violents dépeints par le futurisme. Frankenthaler délaye, en effet, ses couleurs dans de la térébenthine avant de les déverser délicatement sur des toiles, posées à même le sol, qui s’imprègnent entièrement de cette peinture diluée.
Helen frankenthaler, Mountains and sea (1959)
Cette technique, “soak-stain process”, qui consiste littéralement à détremper la texture de la toile, produit des champs de couleurs éthérées, subtiles, aux contours indéterminés, n’allant pas sans rappeler l’utilisation faite de l’orchidée Laelia dans Beyond Paradise. La gamma-decalactone de l’orchidée permet, en effet, d’obtenir un effet rond et plat, qui noie l’exubérance des autres fleurs, ne retenant d’elles qu’une fraîcheur de plante mouillée.
Laelia anceps (globalorchids.info)
Considéré de cette façon, Beyond Paradise relève d’un exotisme abstrait, propre et frais : l’humidité des tropiques sans la chaleur étouffante, la délicatesse aérienne de ses fleurs sans leur côté animal, bien que leur caractère végétal ne soit pas entièrement nié. Une belle note verte, que je suppose provenir de la jacinthe, met celles-ci en valeur, leur donne du caractère, sans qu’elle ne devienne grasse et envahissante. Mais il n’y rien de pesant au paradis.
Heaven’s Gate John, Brume tropicale (flickr.com)
Beyond Paradise repose sur des notes de fond légères, qui rejoignent la dynamique donnée au départ par le fruit de Jabuticaba et la fleur d’oranger, toutes deux transparentes, sucrées et légèrement fruitées.
Fleur d’oranger mexicaine (gardenia.com)
Fruit de Jabuticaba (wikipédia)
Entre la fleur de prunier natal, surtout cultivé pour ses baies roses décoratives, et qui rappelle un jasmin fruité, la graine d’ambrette, tirée, pour peu qu’elle soit naturelle, des fruits d’un hibiscus indien, musquée et poudrée, et le bois de Zebrano, plus généralement utilisé en ébénisterie, un peu fruité lui aussi, les notes de l’écorce du Mélaleuca Doré, que je suppose être du Melaleuca bracteata, ne font pas l’effet d’un bois aux lourdes molécules. Tout au plus sent-on un peu d’eugénol ou de clou de girofle.
Fleur de prunier natal (visoflora.com)
Hibiscus indien (duanrevig.com)
C’est dire qu’au-delà du paradis, il existe des contrastes, sinon l’ennui se ferait sentir. Le bois de Zebrano, la fleur de prunier, l’orchidée et la graine d’ambrette, qui, au vu du prix du flacon doivent être des reconstitutions synthétiques, possèdent un petit côté désagréable.
Arbre de zebrano (comptoirdesboisprecieux.com)
Texture du bois de zebrano (museudelperfum.com)
Associé à l’eugénol, celui-ci donne du relief au jasmin fruité et au chèvrefeuille rose, ce qui empêche le parfum de devenir trop sucré. Très facile à porter, je le réserve pour l’été et les tenues décontractées. Beyond Paradise sent bon, mais il a peu de sillage, du moins dans sa nouvelle version, bien qu’une note de jasmin, de fruit ou de chèvrefeuille ressurgissent de temps à autre, alors que je n’y croyais plus.
Chèvrefeuille rose (anniesannuals.com)
Aussi je utilise Beyond Paradise comme un parfum de peau, frais et fleuri, peu intrusif, doté d’une odeur originale ; jamais pour une fictive opulence, que je n’ai jamais relevée, même par temps de canicule.
Mélaleuca Doré (gardeningwithangus.com.au)
Notes de tête :
Brume d’Eden, Jacinthe Bleue, Fleur d’Oranger, Fruit de Jabuticaba
Notes de cœur :
Orchidée Laelia, Jasmin Crêpe, Mahonia Japonica, Chèvrefeuille Rose
Notes de fond :
Fleur de Prunier Natal, Graine d’Ambrette, Bois de Zebrano, Ecorce de Mélaleuca Doré