Pao rosa de Guerlain : Le cinquième élément ou une rose imaginaire

mardi 29 mai 2018
par  Lavinia

Pao Rosa (vintage années 10s ou 20s) de Guerlain (photographie tirée de mon compte Instagram)

« J’en mets, j’en mets, j’en mets . » Voilà en deux mots la critique des parfums Guerlain, émise par Jean-Claude Ellena, telle que la rapporte Chandler Burr dans The perfect Scent (p.105 de Henry Holt and Compagny). Non que des parfums tels Après L’ondée posent réellement de problème, précise-Ellena, seulement ils sont trop opulent, trop baroques, trop voluptueux, bref ils sont trop.



Posso, L’apothéose de St Ignacious (1694) Rome


En termes artistique, toujours selon Ellena, cela n’est pas satisfaisant. Devant l’ébauche d’un arbre, en effet, le spectateur comprend immédiatement, mais dès que les détails se remplissent, il se pose des questions (de quel arbre s’agit-il par exemple ?), qui n’ont rien à voir avec la qualité de l’œuvre. L’Eau d’Hiver d’Ellena, en revanche, s’inspire de la douce présence d’Après L’ondée, sans tout ce fatras de produits riches et redondants, qualifiés de ‘grosse étoffe’.



Black and white tree (deafwestbigriver.com) on pinterest


Pour la note, la liste officielle des ingrédients d’Après L’ondée de 1906 est la suivante : aubépine, romarin, lavande, bergamote, bouvardia, lys, orchidée, jasmin, violette, fleur d’oranger, iris et musc de Tonkin. En fait, Aimé et Jacques Guerlain dépassaient rarement les douze ingrédients. Ils se plaisaient donc à faire des compositions courtes, l’une des raisons étant qu’ils effectuaient eux même les pesées – contrairement aux parfumeurs modernes des grandes maisons –, et ne souhaitaient pas se surcharger de travail inutile.



Peinture attribuée à Li Cheng, Pin, (actif vers 960-990)


Quoi qu’il en soit, Pao Rosa de 1877 se compose de cinq ingrédients : du néroli, de la bergamote, du bois de rose, de la civette et du musc. Etait-il seul dans son genre ? On peut citer des parfums forts de sept composants, tels Jadis de 1883 contenant deux muscs, de la bergamote, de l’iris, du castoréum, de la civette et de la vanille ou encore Pois de senteur de 1840. Belle France de 1892, Jasmin de 1924 ou Guerlarose de 1934, quant à eux, en nombrent huit. Pao Rosa remporte donc la palme du minimalisme au niveau de l’épure, mais est-ce seulement de cela qu’il s’agit ?



Dürer, Sapin (1495)


Dans la tradition minimaliste des Eaux Fraîches, inspirées des Eaux de Cologne, qui vit le jour avec Edmond Roudniska, le mentor de Jean-Claude Ellena, à partir des années 40s, la simplification du nombre d’ingrédients importe beaucoup. Toutefois, la quête de notes fraîches, légères et transparentes fait aussi partie du tableau. Or de ce point de vue, Pao Rosa laisse à désirer, en utilisant à la fois de la civette et du musc de Tonkin. Il semble bien, qu’en parfumerie, le minimalisme et la transparence aient partie liée.



Li-Cheng, Temple (détail) (actif vers 960-990)


Plus avant, tous les ingrédients de Pao Rosa possèdent de multiples facettes. Il n’en résulte pas la surcharge ornementale dont Ellena récuse l’esthétique, mais bien une certaine épaisseur qu’il n’apprécie peut-être pas plus. En effet, si tous les parfums de Guerlain ne sont pas opulents – l’Eau Hégémonienne de 1890 et L’Eau de 1974 en témoignent – , ils jouent sur les nombreuses facettes de leurs matériaux. Un parfum comme Pao Rosa est entièrement naturel et chaque matériau comprend une richesse moléculaire qui fait défaut aux produits synthétiques.



Bois de rose (trucchisvelati.it)


C’est ce qui permet à l’huile essentielle de bois de pao rosa, l’aniba rosaeodora, au cœur de la composition, de jouer son rôle de fleur imaginaire. L’huile essentielle de ce bois contient, en effet, entre 75 et 95 % de linalol, du géraniol, du limonène, ainsi que de l’acétate de géranyle à faible concentration. Or le linalol donne une odeur florale et fraîche, non du tout une odeur boisée.



Linalol


Il est d’ailleurs aussi très présent dans la bergamote dont Guerlain se sert en note de tête. Les autres composants mentionnés – le géranial, le limonène et l’acétate de géranyle – existent dans l’huile essentielle de rose. Un autre composant du pao rosa : le néral (ou le cis-citral naturellement présent dans la citronnelle ou la verveine odorante) renforce parfaitement la senteur du néroli, qui marque tout le parfum. L’aniba rosaeodora est donc parfaitement qualifié pour jouer le rôle d’une rose citronnée adoucie par le néral.



Rosier sauvage (rirs.org.com)



Le géranial et le néral


L’a-pinene et le camphène, présent dans le pin et le romarin, contribuent certainement à la fraîcheur de l’huile du bois de rose, mais ne donnent aucune note verte à proprement parler. Quant au benzalaldéhyde, connu pour son odeur amandée, il semble expliquer l’odeur de cannelle qui se dégage du flacon. Cet aldéhyde s’utilise, en effet, dans la production d’acide cinnamique, principalement à l’intention de l’industrie du parfum. Je ne sais, toutefois, comment cette réaction s’est produite dans le flacon.



Synthèse de l’acide cinnamique à partir du benzalaldéhyde


Juxtaposé avec le néroli et la bergamote, le pao rosa dégage donc une odeur de rose fraîche, qui, à son tour, s’animalise au contact de la civette et du musc, sans jamais devenir une fleur opulente et entêtante, en raison de l’absence de damascénones principalement responsable de sa riche odeur.



Fleur d’oranger de Grasse destinée à la fabrication du néroli (youtube.com)


Bergamote de Calabre (kiaroma.ca)

Notons, toutefois, que les deux substances d’origine animale ne jouent pas le même rôle : la civette forme un contrepoint à l’odeur florale, tandis que le musc de tonkin, avec ses facettes fruitées et florales, tient le tout et lui donne sa belle cohérence. Nous avons donc là quelque chose d’extrêmement subtil : une fleur fraîche et animalisée dans l’esprit barbare de la rose sauvage, poussant dans les coins les plus arides, loin des roses sucrées et sentimentales des salons.



Rosier sauvage (fleur.free.com)


Il a donc une sorte de minimalisme à l’œuvre dans Pao Rosa que j’assimile à la devise écrite sur le temple de Delphes : « Rien de trop. » Dans le domaine artistique, toute l’élégance d’une œuvre réside là. Lorsque l’on rentre dans le monde d’un créateur, tout doit être cohérent : il doit régner un certain ordre, qui peut s’accommoder d’une certaine dysharmonie, voire d’excès, si cela le caractérisent d’autant mieux.



Magritte, La main de gloire ()


Mais rien ne doit sembler redondant. Or, dans Pao Rosa, Aimé Guerlain a mis une fleur (l’huile essentielle de la fleur d’oranger), la bergamote, (un fruit), le sao paolo (un bois) la civette (un excrément) une teinture de musc (une sécrétion animale sentant la peau). Tout le règne vivant est représenté par ces cinq éléments.



Juan Sanchez Cotan, Nature morte au gibier, légumes et fruits, signé Th Sanchez Cotan (1602)


Néanmoins, chacun des éléments est en lui-même un parfum. Le néroli, par exemple, possède des facettes florale, citronnée, orangée, zestée, sucrée et riche à la fois. Cette note ouvre le bal et persiste longtemps. Il y a tout à parier qu’ Aimé Guerlain en ait utilisé beaucoup de d’excellente qualité. La fraîcheur, néanmoins, s’explique principalement par la bergamote, bien que le bois de rose y soit peut-être pour beaucoup au vu de sa contenance en limonene.



Limonene


La bergamote, toutefois, possède aussi des notes florales douces, des notes fruitées rondes, ainsi qu’une fraîcheur citronnée et zestée, qui rejoignent le néroli. Elle prête aussi un caractère acidulé aux notes de tête que je trouve assez étonnant au vu de l’âge du flacon.



Bergamote (mi-vb.com)


Pao Rosa ne s’assimile, cependant pas à une eau de Cologne, comme il est dit habituellement, pour trois raisons. Premièrement, la concentration n’est pas celle de ce produit ; deuxièmement, destinée à être bue, l’eau de Cologne se compose toujours d’agrumes et d’herbes aromatiques lesquelles font défaut dans Pao Rosa ; troisièmement, pour la même cause, l’eau de Cologne ne comprend jamais ni civette ou teinture de musc.



Civette (en.wikipedia.org)


Or même si Aimé Guerlain a eu la main légère, une civette fruitée, donne du montant, de la rondeur et de la chaleur animale au parfum. Elle assure aussi la diffusion des notes rosées du bois. La teinture de musc de Tonkin, plus fleurie, mais toute aussi sensuelle, renforce le néroli et le très léger côté boisé du parfum. Tout ceci ne saurait constituer une eau de Cologne à proprement parler.



William Daniell, Musk deer and birds of paradise (1769–1837)


Un dernier mot à propos de la composition du parfum qui semble très controversée. Sa légère odeur rosée est souvent attribuée à la fleur, non au bois de rose, mais je n’en crois rien. D’abord, je ne sens pas de damascénones dans ce produit. Or le pao rosa ne fait pas partie de la famille des rosaceae, ni d’ailleurs de celle des papillonaceae-fabaceae comme le bois de rose des ébénistes, mais des lauraceae, comme le laurier ou la cannelle, dont je perçois justement l’odeur.



Cannelle (academiedugout.fr)


Ensuite, nous avons déjà vu que la composition du bois de rose explique parfaitement la senteur d’une rose légère et citronnée que je retrouve dans Pao Rosa. Je possède aussi un petit flacon d’huile essentielle de bois de rose : son odeur rosée et amandée avec une facette cannelle, caractéristique du benzaldéhyde contenu dans le bois de rose, rejoint celle du parfum, sans me permettre d’être affirmative pour autant, en raison des nombreuses variétés de ce produit. Enfin, je ne vois vraiment pas pourquoi Aimé Guerlain appellerait son parfum Pao Rosa s’il ne reposait sur ce matériau, facilement disponible et peu onéreux à l’époque.



Bois de rose (profumo.it)


L’arbre atteint quarante mètre de hauteur et un mètre de diamètre, dans les forêts tropicales humides du Brésil et de la Guyane française, d’où Aimé Guerlain aurait pu facilement s’en procurer.



Aniba rosaedora (essentialoilslondon.com))


Distillés à la vapeur, les copeaux étaient acheminés le long des fleuves et atteignaient facilement les ports. A partir de 1925, cette espèce fut d’ailleurs surexploité à tel point qu’elle est aujourd’hui protégé et la Guyane déforestée. La raison en est la senteur douce, fraîche et rosée des copeaux de pao rosa, aussi pourvues de vertus anti-infectieuse et régénératrice cutanée.



Tronc d’anibas rosaedora (angelorum.co)


En prime, le site ‘Guerlain’s perfume : from past de présent’ cite le Journal des demoiselles de 1879 comme ayant décrit le parfum en ces termes :’Les extraits concentrés Pao Rosa extrait du bois du Brésil’. Je n’ai malheureusement pas accès au Journal des demoiselles et ne puis donc vérifier ses dires. Toutefois, trop d’arguments indiquent que l’aniba rosaeodora est bien la note de cœur du parfum.



’Journal des Demoiselles’ (1877)


D’un point de vue artistique, Aimé Guerlain a voulu, me semble-t-il, construire une rose illusoire avec un bois, car le pao rosa ne dégage pas une odeur boisée et crée, au contraire, l’impression d’une fleur imaginaire entre la rose et le géranium. Comme les notes animales ne sont pas trop prononcées, Pao Rosa se porte comme une rose plutôt fraîche avec une bonne tenue. De préférence, je mets ce genre de parfums au printemps ou en été sans prendre garde à ma façon de m’habiller. La simplicité de Pao Rosa permet de l’accorder avec tout.



Géranium (henneparadise.com)


Notes de Tête :

Bergamote et Néroli


Notes de Cœur :

Bois de rose et Civette


Notes de fond :

Musc