Le narcisse noir de Caron : un soliflore de diva

mercredi 11 avril 2018
par  Lavinia

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Le narcisse noir (photo sur mon compte Instagram)



Créé par Ernest Datltroff en 1911, Le narcisse noir marque le début du succès de la maison Caron et devient un parfum fétiche. De ce point de vue, il tient la place du n°5 pour Chanel ou de Shalimar pour Guerlain. Dès sa sortie, en effet, Un narcisse noir - non pas Narcisse noir comme il se dit actuellement - connut un immense succès, surtout aux États-Unis, d’où provient mon flacon, et entra en concurrence avec L’Origan de Coty, déjà sur le marché américain depuis 1905.



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Le narcisse noir (ancienne affiche publicitaire de Caron à l’adresse du public américain)



Pourtant, aujourd’hui, Un narcisse Noir a perdu sa notoriété. Tout le monde connaît le n°5 ou Shalimar, mais peu se souvienne d’une œuvre décrite par son créateur, paraît-il, comme un « parfum d’une vulgarité tapageuse ». Malheureusement, je n’ai pas accès à son cahier de notes pour vérifier l’information.



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Le narcisse noir (ancienne affiche publicitaire de Caron)



Toujours est-il qu’une question se pose : Le narcisse noir est-il tombé dans l’oubli en raison de sa pâle reformulation ou de sa prétendue vulgarité ? Aucune des deux raisons ne me satisfont, parce les pâles copies d’anciens parfums abondent. Par exemple, l’actuel Shalimar me semble à la fois pâle, vulgaire et brutal, tant le parfum manque de rondeur en l’absence de bergamote non fractionnée et du musc de Tonkin, apportant de la rondeur, sans parler des facettes de la vanille fumée donnant du relief à la vanilline.



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Le narcisse noir , affiche publicitaire américaine de 1942 (caronperfumes.blogspot.com)



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Narcisse Noir de Powell (1947) où un parfum nommé Narcisse Noir est apprécié par un prince et une servante Indiens représentant la sensualité



Tout se passe donc comme si Le narcisse noir lui-même était perçu comme démodé ou incompréhensible. Ce parfum ouvre sur des notes de narcisse et de fleurs d’oranger particulièrement lourdes et enivrantes dont il ne se départit jamais.



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Narcisse des poètes (quosentis.com)



Il faut dire que les compositions d’Ernest Daltroff ne démarrent pas systématiquement avec des notes de tête hespéridées : La nuit de Noël, Bellodgia et Tabac Blond en sont la preuve. Or peut-être est-ce attendu dans un parfum floral ? La société française des parfumeur le classe comme un narcisse soliflore et je pense qu’ils ont entièrement raison. Ailleurs, sur Fragrantica, par exemple, Le narcisse noir se retrouve parmi les parfums orientaux-fleuris, ce qui se justifie aussi en raison des notes de bois de santal et d’un vétiver particulière fumé, qui se diffusent, tout deux, après quelques minutes, parmi les fleurs.



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Vétiver (wordsofdante-wordpress.com)



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Bois de santal (indiamart.com)



Nonobstant, les bois ont surtout, à mon sens, pour but de noircir le narcisse. La fleur d’oranger, la civette et le musc, quant à eux, animalisent le parfum. Mais tout tourne autour de la fleur de narcisse qui ne disparaît jamais.



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Narcisse des poètes



Après cinq jours, je la retrouve encore fixée sur ma mouillette, avec la fleur d’oranger, qui l’accompagnait au départ. Au résultat, Le narcisse noir se définit comme un portrait de fleur, voire un soliflore, le jasmin, en note de cœur exprimant une facette de la narcisse, par contraste avec la teinture de rose, marquant sa finesse, un peu perdue de vue au contact de la fleur d’oranger. En conclusion, il s’agit là d’un parfum floral que traversent des notes fumées, afin de lui prêter opulence et obscurité.



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Vétiver (numero.com)



En quoi une aussi belle narcisse saurait-elle être qualifiée de ‘vulgaire’ ? Le parfum est certes tapageur, car le narcisse lui-même a une odeur forte et animale. La fleur d’oranger, jasminée et indolée, renforce l’effet narcotique du narcisse. Non point jolie et délicate, celle-là rappelle les voluptueuses Fleurs d’Oranger de Lutens (1995), riches et décadentes, bien que plus fraîches, somme toute, que celles de Daltroff.



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Fleur d’oranger (lgbotanicals.com)



Vu de le contexte du début du siècle dernier, Le narcisse noir représente une rupture avec une certaine tradition des parfums floraux, dévolus aux femmes au 19ème siècle, en raison de leur légèreté, jugée convenable, mais aussi portés par les hommes, surtout s’il s’agissait de violette.



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Walter Crane (1845-1915), Illustration dans Shakespeare’s Gardens XI, Violette et Primevère



A l’époque, donc, l’évanescence était de bon ton. Or Daltroff traite ses matériaux de façon à obtenir l’effet contraire. Il alourdit son parfum fleuri, flirtant avec l’écœurement, et rejoignant par là les parfums considérés vulgaires au 19ème siècle, par les revues féminines. Certains créateurs se moquaient de ces considérations. Fleur qui meurt de Guerlain, sorti en 1901, en reste le parfait exemple. Le narcisse noir, quant à lui, se révèle tout aussi animalisé, mais plus décidément plus féminin, en raison de ses notes de fleurs blanches. Mais justement, puisqu’il s’agit d’une fleur blanche (en général les parfumeurs utilisent le narcisse du poète), celle-ci est délibérément noircie, flirtant avec le tragique.



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Le narcisse noir de Caron (photo tirée de mon compte Instagram)



Pour la note, en 1708, Farina donna une toute autre interprétation que celle de Daltroff des notes de tête dont il se sert dans Le narcisse noir. Voici ce qu’il écrit à son frère : « J’ai trouvé un parfum, qui me rappelle un matin de printemps en Italie, composé de daffodils de montagne et de fleurs d’oranger après la pluie . » Tout au contraire, Le narcisse noir évoque la sensualité, l’exotisme et l’animalité. La note de narcisse, entêtante à souhait, s’amplifie encore au contact d’une fleur d’oranger indolique et noire elle-aussi, d’un jasmin aux relents de tubéreuse, de bois fumés, le tout souligné par le musc et la civette.



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Glande musc (summagallicana.it)



Loin de rappeler un matin de printemps, pur et innocent, Le narcisse noir évoque les boudoirs, les fourrures, les dentelles noires et les lourds bijoux. Et toute cette opulence renvoie à l’Orient rêvé des amateurs exotisme.



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Boudoir (vers 1900)



Et ce d’autant plus que le narcisse, utilisé en parfumerie indienne et arabe, a des origines mystérieuses que certains situent en Espagne et en Afrique du nord, d’autres en Perse, parce que les espèces retrouvées en Chine s’y seraient être répandues au 8ème siècle, amenées par la route de la soie. Quoi qu’il en soit, Le narcisse noir, avec son flacon art déco, reflète cette époque fascinée par l’Orient.



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Tresse de jasmin indienne



Le cinéma ne s’y est pas trompé. Est-ce un hasard si le titre du film Black Narcissus, traduit Le narcisse noir en France, sorti en 1947, fait référence au parfum envoûtant, toujours en vogue aux États-Unis dans les années 40s, ici porté par un prince indien, qui poursuit ses études chez des nonnes, vivant retirées dans un ancien harem, transformé en couvent, sur les contreforts de l’Himalaya ? Ce parfum plaît follement à une servante délurée, moins à la mère supérieure : sœur Clodath.



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Image de la servante tirée de Narcisse Noir de Powell (1947)



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Image de la mère supérieure tirée de Narcisse Noir de Powell (1947)



Ce parfum ravive les fantômes du passé de ces femmes venues enterrer leurs désirs de volupté dans un lieu hanté par les plaisirs décrits par des peintures murales érotiques. Réalisé par Michael Powell et Emeric Pressburger, d’après le roman de 1939 de l’Anglaise Rumer Godden, ce film a déjà été interprété comme une variation sur le thème de Narcisse : le drame est généré par le fait que dans ce lieu perdu, les nonnes se retrouvent face à elles-mêmes avec pour tout spectacle une vertigineuse montagne. Dans ce cadre, le parfum fait ressurgir leurs souvenirs et désirs amoureux avec d’autant plus de force que rien ne les distrait de la contemplation de soi.



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Le narcisse noir affiche du film Le narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger

Au final, les personnages principaux, Clodagh et Ruth, qui finissent par se battre entre elles, seraient, selon certains critiques, les deux faces d’un même personnage, celle-ci voulant renoncer à ses vœux tandis que celle-là, toute aussi travaillée par la frustration sexuelle, la jette dans le vide.



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Sister Clodagh’s madness Le narcisse noir (1947) de Michael Powell et Emeric Pressburger



Comme dans le mythe Narcisse, l’érotisme et le drame provient d’une certaine forme de transgression : Clodath se complaît à ressasser ses souvenirs de femme amoureuse, Ruth finit en robe violette, maquillée avec un rouge à lèvre pétant, une autre nonne plante des fleurs dans le potager nécessaire à leur survie. Mais Le narcisse noir de Caron, nous l’avons vu, a aussi un côté transgressif : la facette opulente du narcisse y est outrageusement souligné avec la fleur d’oranger, les bois et le musc, même le jasmin rappelant la tubéreuse.



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Jasmin (indiamart.com)



Comment porter ce parfum narcotique ? Pour ma part, je le mets surtout au printemps, lorsque d’épais nuages couvrent le ciel d’où tombe lune pluie battante m’empêchant de sortir. C’est là un petit jeu dangereux, car la maison s’emplit d’une odeur forte dont personne ne s’échappe. Au-dehors, je porte Le narcisse noir avec des tenues classiques, un peu strictes, pour jouer du contraste entre l’immodération d’un parfum floral aussi délirant que les nonnes du film, revisant des histoires, qui ne sont autres que le reflet, volé en éclats, de leur propre personne.



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C Hérouard La vie parisienne art déco (1919)



Notes de tête :

Narcisse et Fleur d’oranger



Notes de cœur :

Jasmin et Teinture de rose



Notes de fond :

Bois de Santal, Vétiver, Civette et Musc


Documents joints

Narcisse noire