Fahrenheit de Christian Dior (1988 et actuel) : Des fleurs sous le bitume

dimanche 4 mars 2018
par  Lavinia




Fahrenheit de Dior (1988 et actuel) (photographie sur mon compte Instagram)


Dans Fahrenheit de Christian Dior, il ne s’agit plus uniquement de contraster des notes, généralement, froides et chaudes, douces et amères, juxtaposées de façon à créer un ensemble vivant. Cette eau de toilette très particulière, sortie en 1988, ne joue pas tant avec les opposés qu’elle met à mal notre notion même d’opposition. Composé par Jean-Louis Sieuzac et Michel Almairac, Fahrenheit déploie, en effet, des fleurs hyperréalistes, d’une fraîcheur exagérée, sur un fond cuiré.



Christian Leborgne, Orchidée phalaenopsis


Jusque là, rien d’étonnant, sauf qu’au résultat, il en émane des vapeurs de pétrole. A ma connaissance, Fahrenheit fut le premier parfum à évoquer le bitume, à base de goudron, sans que cet effet ne soit jamais revendiqué par Dior. Pourtant, comme beaucoup de d’amateurs de parfum, je le sens du début jusqu’à la fin de l’évaporation. Il n’y a qu’à lire les commentaires des hommes sur Fragrantica qui disent combien Fahrenheit leur rappelle le garage où ils travaillaient ou le fuel de la tondeuse à gazon.


Garage (automobilemagazine.fr)


Les théories sont diverses quant à l’origine de cet accord note tenace. Pour beaucoup, dans la mouvance de Grey Flannel, Sieuzac et Almairac auraient utilisé de l’octylcarbonate de méthyle en surdose, afin de recréer une violette verte, ainsi que la facette goudronnée du styrax dans le but de produire des notes pyrogénées.



Tableau hyperréaliste (je n’arrive pas à trouver le nom de l’auteur) (James Paul Brown ?)

Styrax (miraherba.de)


Mais l’Iso E Super, cristallin, est le plus souvent cité avec ses accents boisés de santal et de cèdre, fleuris de violette et ambrés d’ambre gris. Ce produit expliquerait bien les odeurs de bois, non celles de pétrole, qui tiendraient peut-être d’un composé artificiel comme l’isobutyl quinoléine avec ses relents de goudron et de pneus carbonisés. Comme d’habitude, impossible de trancher : tout ce que je puis dire, c’est qu’il y a bien là des ionones cités sur le liste des ingrédients de la boîte. Les accords fleuri et boisé sont aussi bien présents.



Formule de l’Iso E Super

Représentation de l’Iso E Super (super-aromat-easy)


Aussi vais-je commencer par mes impressions. Un départ classique de lavande et de citron ne masque pas ce fond d’asphalte, de bitume et de pétrole, toujours présent, comme dans le monde urbain tel que nous le connaissons depuis longtemps déjà.



Dennis Wojtkiewicz, fruit painting

Tom Wesselmann, Landscape n°1 (1964)


Au premier plan, il y a donc un clin d’œil aux ingrédients traditionnels de la parfumerie masculine, mais un nouveau sens de la réalité émerge déjà : des fleurs amplifiées par de l’hédione, du cuir imbibé de notes de pétrole et une noix de muscade tout à tour sucrée et fraîche, puis brûlante et exotique.



James Rosenquist, Fleurs (1988)

Noix de muscade (ileauxepices.com)


Des fleurs sous le bitume ? Il y en a même beaucoup dans la version de 1988, qui me semble très sucrée, la version actuelle, plus consensuelle pour un public masculin, privilégiant le béton sur les fleurs.



Fleur sous le bitume (planete-opalie-wordpress.com)


Dans l’original, je détecte surtout un accord chèvrefeuille assez étonnant, mais voici ce qu’en dit Sieuzac : « J’ai voulu créer une senteur masculine qui possède une part de féminité pour rendre l’homme qui le porte encore plus séduisant et mettre en valeur sa virilité. Un départ frais, floral, où l’Hédione vient sublimer les fleurs blanches, le chèvrefeuille et l’aubépine, et un fond aux notes boisées balsamiques. Ces différents composants incitent au voyage vers l’infiniment lointain. »



Chèvrefeuille

Formule de l’Hédione


Le film publicitaire si célèbre de Ridley Scott consiste, en effet, lui aussi, à évoquer un voyage dans le temps. D’une simplicité désarmante, il filme la promenade d’un homme solitaire jusqu’au bout d’une jetée. Arrivé devant la mer, le trajet de retour, aussi l’homme se retrouve soudainement devant le sable à nouveau. Le futur attendu se révèle être un retour vers le passé vu en sens inverse et l’infiniment lointain infiniment proche.




Deux images extrait du film publicitaire de 1988


Ce décalage temporaire colle bien avec Fahrenheit, qui n’était pas du tout en phase avec les parfums des années 80s, mais plutôt avec l’art populaire, au sens large du terme, des années 50 et 60. En raison de cet accord inédit entre des fleurs miellées et des fumées de bitume, le voyage, pour moi, se fait vers la réalité amplifiée d’une histoire qui est déjà la nôtre.



La mort d’un homme marqué par le souvenir de sa mort, tiré d’un photo-roman de science-fiction de Chris Marker, La jetée (1962)


Comme le disait Ray Bradbury, l’auteur de Fahrenheit 451, paru en 1953 : « Avant tout, je n’écris pas de science-fiction. J’ai écrit seulement un livre de science-fiction et c’est Fahrenheit 451, fondé sur la réalité. La science-fiction est une description de la réalité. La Fantasy est une description de l’irréel. Donc Les Chroniques martiennes ne sont pas de la science-fiction, c’est de la fantasy. »



Fahrenheit 451 de Ray Bradbury


Or Fahrenheit aussi agrandit un aspect de la réalité – la dimension artificielle des nombreux produits à base de pétrole en parfumerie – comme l’art hyperréaliste se sert souvent des images de la photo numérique. Ce sont des descriptions de la réalité.



Image fractale


Seulement en se focalisant sur un aspect de la réalité, on lui donne une nouvelle portée. En 1724, Daniel Gabriel Fahrenheit avait pris comme points de référence la température la plus basse qu’il ait pu observer en laboratoire, lors de la solidification d’un mélange, à volume égal, de chlorure d’ammonium et d’eau, la plus haute étant celle du sang de cheval.



(sirtin.fr)


Après sa mort, son échelle fut recalibrée fonction de deux points : les valeurs 32°F et 272°F représentent respectivement la température de solidification et d’ébullition de l’eau pure au niveau de la mer. La question de la pression atmosphérique devient donc essentielle afin de définir des mesures de température.



Baromètre vintage Fahrenheit (meteo-vintage.wordpress.com


Dans le roman de Bradbury, 451 °F est la température de combustion des livres : le feu liquide et le pétrole dont on les asperge symbolisent la destruction totale de la culture nécessaire pour faire place nette à une société du divertissement.



Image extraite du film de François Truffaut Fahrenheit 451 (1966)


A sentir le parfum de Dior, le point de référence se situe là où l’odeur des fleurs se mêle au bitume réchauffé par le soleil. Fahrenheit exploite ainsi le terrain de la science-fiction réaliste qui ne fait que pousser un phénomène en marche jusqu’au bout de sa logique : il y a beaucoup de produits à base de pétrole dans les parfums – pourquoi n’en seraient-ils pas la signature ?



Fleur sur le bitume (dreamtime.com)


Fahrenheit est aussi censé s’inspirer d’une œuvre de James Rosenquist, classé comme un artiste pop-art, dédiée à trois astronautes qui moururent, en plein entraînement, dans l’incendie accidentel d’Apollo 1 en 1967. Selon Rosenquist, son tableau évoque « un incendie dans un espace clos » et des « objets flottant dans la capsule ». Il y a là du tissu et du métal en fusion ainsi que des ballons formant en arc en ciel.



Rosenquist Flamengo capsule (1970)


Cette vision fragmentaire de la réalité peut bien rappeler le côté pop-art de Fahrenheit perçu comme des fleurs synthétiques se détachant d’un fond d’asphalte jusqu’à que celui-ci ne les enveloppe dans un feu de cuir, de patchouli et de vétiver.



Rosenquist Flowers before flames (1990)


Fahrenheit évoque la chaleur de l’été sur les routes, dans les villes et aux stations d’essences. Je le porte, pourtant, en hiver, parce que son odeur sucrée peut devenir écœurante avec ses relents de goudron. Pour certains, cette eau de toilette évoque même le processus de combustion. Il semble donc que Jean-Louis Sieuzac et Michel Almairac aient bien collé à leur brief. Le nom de l’eau de toilette, Fahrenheit, avait été choisi par la maison Dior avant que les parfumeurs ne soumettent leurs créations.



Combustion (simonparsons.uk)


Dans tous les cas, il n’a rien de naturel et tout de l’intensité de matériaux de synthèse et de molécules artificielles surdosés. Une tenue très moderne me semble donc convenir ou alors quelque chose de démodé. Bref, avec ce parfum sans compromis, il faut mettre quelque chose qui affiche la même attitude effrontée.



Marie Claire (no°18) (01.09.1988)


Notes de tête :

Lavande, Mandarine, Aubépine, Noix de muscade, Cèdre, Bergamote, Camomille et Citron

Notes de cœur :

Noix de muscade, Chèvrefeuille, Œillet, Bois de santal, Feuille de violette, Jasmin, Muguet et Cèdre

Notes de fond :

Cuir, Fève Tonka, Ambre, Patchouli, Musc et Vétiver