Nahéma de Guerlain : Concentré de roses

dimanche 18 février 2018
par  Lavinia

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Nahéma de Guerlain (vintage 1979) (Photo sur mon compte Instagram)



Des roses rejoignant continuellement un énorme bouquet ou la rose exprimant toutes les roses. De Nahéma, Jean-Paul Guerlain disait : « Je voulais que la rose répète son thème, encore et encore, une rose est une rose est une rose ». Lancé en 1979, après des centaines d’essais, Nahéma possède un caractère monomaniaque : un ensemble saturé ; un rythme invariable ; la réitération incessante d’une même mélodie et contre-mélodie – la rose avec des notes de bergamote, de fruit, de jacinthe, et de bois, qui ne s’en distinguent que peu, par qu’elles renforcent plutôt ses facettes.



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Roses thé (pixabay.com)



Jean-Paul Guerlain était passé maître dans l’art de composer. D’ailleurs les rythmes d’évaporations de Chamade s’étudient encore aujourd’hui. C’est pourquoi lorsqu’il dit s’être inspiré du Boléro de Ravel de 1928, il y a tout lieu de le prendre au sérieux.



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Voici une description que fit Ravel de sa composition singulière : « Avant la première exécution, j’avais fait paraître un avertissement disant que j’avais écrit une pièce qui durait dix-sept minutes et consistant entièrement en un tissu orchestral sans musique – en un long crescendo très progressif. Il n’y a pas de contraste et pratiquement pas d’invention à l’exception du plan et du mode d’exécution. »

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Rythme du Boléro de Ravel

« Cellule rythmique du Boléro de Ravel : Le motif rythmique principal, en haut, est donné par la caisse claire sans aucune variation durant toute l’œuvre, sauf dans les deux dernières mesures où il s’interrompt brutalement. Le motif rythmique secondaire, en bas, ici simplifié sur une seule portée d’après Serge Gut56, joue également un rôle tonal en martelant une double pédale de tonique (do) – dominante (sol) tout au long du morceau. » (Wikipédia)



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Dans le premier Nahéma, celui de 1979, le manque de contraste est frappant ; il y a des roses, qui n’en finissent pas de se surajouter les unes aux autres, jusqu’à l’apothéose sur un fond boisé et vanillé, mais toujours fleuri. Ce crescendo suit le modèle du Boléro où la répétition de deux lignes mélodiques et d’une ritournelle devient incantatoire par l’introduction progressive des instruments de l’orchestre symphonique et des danseurs sur scène, laquelle alternance remplace les développements traditionnels.



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Danseuse dans le Boléro de Ravel (projecteurtv.com)



Sur ce même schéma répétitif, Nahéma se situe en rupture avec la pyramide olfactive des parfums floraux : des notes de tête fraîche, un cœur fleuri plus intense et, enfin, des notes de fond où la fleur disparaît. Ni la vanille ni les notes boisées n’absorbent jamais la rose dont la force va croissant jusqu’à saturation. Et même la note de bergamote ne fait que donner une facette thé à la fleur.



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Earl Grey, thé à la bergamote (palaisdesthes.com)



C’est pourquoi Nahéma est une rose sans merci. Son esthétique de l’uniformité, hautement technique, cache l’émotion, précisément parce celle-ci prend une forme tout à fait excessive : celle du parfum de roses, plus grandes que nature, qui augmentent peu à peu un bouquet gigantesque. Ces roses occupent progressivement tout l’espace, comme Alice ayant absorbé la potion magique la faisant grandir.



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Illustration d’Elena Bazanova, Alice au pays des merveilles de Lewis Caroll



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Magritte, Le tombeaux des lutteurs, (1960)



Aussi le bouquet de Nahéma est-il quelque part plus réel que les roses que l’on sent, puisqu’il les convoque toutes dans ce qu’elles ont de plus soutenu, afin de le répéter inlassablement, à plein volume. Cette performance a été rendue possible par l’industrialisation de la damascénone dans les années 70s. Présente à seulement 0,14 % dans l’HE de rose, cette molécule contribue à 70% de son odeur.



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Damascénones



Ainsi les damascénones, nouveaux sur le marché à l’époque où Nahéma fut conçu, sont, avec le géraniol, les molécules qui donnent naturellement leur odeur aux roses. Selon les mots de Jean-Jacques Guerlain, l’overdose de damascénones font de Nahéma « un concentré de rose à l’état pur ». Et c’est bien ainsi que je reçois.



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Rose thé Théophile Gauthier (mumu-centerblog)



Cette densité a donc bien la même fonction que la répétition dans les vers de Gertrude Stein, paraphrasés par Jean-Paul Guerlain : convoquer une fleur à être pleinement là.



 « Rose is a rose is a rose is a rose »

« Loveliness is extreme ? »  

Gertrude Stein, ’Sacred Emily’, in Geography and Plays, écrit en 1913, publié en 1922



Mais une telle ardeur, à laquelle rien ne se soustrait, peut aussi lasser par son insistance absolue. Selon Jean-Paul Guerlain, ce sont surtout les parfumeurs qui admirèrent son œuvre. Dans le Nahéma de 1979, les damascénones réunissent l’odeur de la rose et celle de fruits dans le même esprit que les roses thé hybrides, flamboyantes et fruitées, cultivées pour la splendeur de leurs couleurs et la puissance de leurs parfums.



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Rose thé



Ce n’est pas non plus un hasard si le nom de Nahéma signifie ‘fille de feu’. Il est celui d’une princesse des Mille et Une Nuits au caractère plein de fougue dont le destin – ne jamais se marier – , contrairement à sa sœur, la douce Mahane, vient de ce que Nahéma ne saurait se satisfaire d’aucun compromis. Chacune a reçu son destin dans un coffret : l’eau qui s’adapte à tout contenant représente Mahane ; alors que la flamme de Nahéma symbolise son intransigeance.



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Affiche publicitaire pour Nahéma (1983)



Guerlain a composé un parfum nommé Mahane que je n’ai jamais eu l’occasion de sentir. Mais pour moi, sur le thème de la rose, le côté consensuel de Mahane correspond Paris d’Yves Saint Laurent, lancé en 1983, où les violettes de Sophia Grojsman estompent la richesse des damascénones en les enveloppant de tendresse.



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Affiche publicitaire de Paris d’Yves Saint Laurent



Ou encore, Mahane, c’est Trésor de Lancôme, la combinaison des damascénones avec des notes de pêche lactée, revue et corrigée par Sophia Grojsman au début des années 90s. Succès immédiat ! Dépourvu de la moindre aigreur, le rendu poudré et plus sucré plaît à tout le monde, alors que Nahéma est loin d’être uniformément doux, malgré une note très fleurie que j’attribue à la jacinthe sans trop savoir et aussi à un peu d’ l’Ylang-ylang.



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Jacinthe (mrbricolage.fr)



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Ylang-ylang (essentialoilswholesale)



De loin en loin, il rappelle d’ailleurs Guerlainrose, très concentré lui aussi, mais beaucoup plus plus miellé. Bref, Nahéma ne se porte pas aussi facilement que Paris ou Trésor ; il demande un certain degré de sophistication et surtout du tempérant !



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Affiche pour Nahéma (1979)



Beaucoup de gens préfèrent Nahéma l’hiver, mais je l’aime encore plus l’été par temps relativement frais, car il accentue alors plaisamment les odeurs de roses présentes dans l’air. Le porter fait participer à une certaine magie : l’effacement de l’opposition entre le naturel et l’artificiel. Dans Nahéma, en effet, celui-ci parachève celui-là, la prolonge, afin d’en une nature puissance cent. Car il y a très peu de notes dans Nahéma et toutes recoupent celles des roses hyperréalistes. Andy Warhol le dit ainsi : « je ne sais où l’artificiel cesse et où commence le naturel. »

Notes :

Rose (damascénones et rose naturelle), Bergamote, Ylang-ylang, Pêche, Jacinthe, Vanille et Bois



Nahéma (2010) (extrait) (Photo sur mon compte Instagram)

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Depuis 1979, le caractère rosé du parfum semble allégé et rafraîchi. Est-ce en raison du vieillissement de la version de 1979 ou d’un léger rééquilibrage ? Impossible de savoir, je suis donc mon nez.



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Picasso, Portrait de Dora Maar (1937)



Dans mon flacon de 2010, Nahéma repose sur deux mélodies répétées sur un schéma précis : la mélodie de la rose/fruits et la contre-mélodie de la rose/fleur. Cependant, elles se confondent, comme dans le boléro où la cellule rythmique comporte deux mesures presque identiques, avec une variation minime dans le troisième temps de la deuxième. Elle est répétée ostinato par une puis deux caisses claires de la première à l’antépénultième mesure, et suit le grand crescendo pour être finalement jouée par l’ensemble de l’orchestre dans la coda.

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Ostinato répété 169 fois



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Antécédent du thème A (wikipédia)

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Antécédent du thème B (wikipédia)



Dès le départ, les thèmes du fruit exotique et des fleurs fraîches sont présents et chantent leurs notes continûment avec une intensité croissante. Tel Ravel jouant de la couleur instrumentale, Jean-Paul Guerlain joue ici de celle des roses aux tons soutenus, je les imagine rose foncée, au cœur orangé comme la chair d’un fruit, juxtaposées avec le vert agressif de leurs feuilles. Dans l’original, en revanche, je ne détecte pas ces notes vertes de fruits acidulés.



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Fruits de la passion (academiedugout.fr)



Néanmoins, l’esprit du parfum ne change pas. Les nombreuses facettes de la rose, fruitées, citronnées, vertes, vanillées et fleuries sont toujours déclinées sur un mode hyperréaliste, chacune poussée dans quelque extrémité.



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Rose Thé (cap-patisserie-academie.com)



Aussi une note de passiflore ou de fruit de la passion donne à la pêche un tour exotique ; une note de citronnelle ajoute une touche asiatique plus puissante que la bergamote ; le lilas et/ou la jacinthe accentue le caractère floral/vert de la rose ; puis la senteur aigre-douce de la fleur de passiflore rejoint celle à la fois verte et suave de la jacinthe.



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Fleur de passiflore (www.guide-phytosante.org)



Cependant, dans Nahéma, il n’y a toujours pas vraiment de contraste, sauf avec le fond épicé-doux de la vanille et peut-être du baume du Pérou. Je dois dire que je détecte, malheureusement, une note de fond savonneuse qui n’est absolument pas présente dans l’original, mais cela ne gâche pas l’ensemble. Il reste que tout se passe comme si on sentait à la fois l’intérieur sucré et l’extérieur vert d’une rose multidimensionnelle : riche, sucrée, légèrement aigre, liquoreuse, et, pourtant, encore fraîche.



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Rose (mon compte Instagram)



Il faut dire, qu’en plus du personnage de Nahéma, Jean-Paul Guerlain s’inspira de l’image de Catherine Deneuve, enfermée dans une cage, avec au sol, des pétales de rose, dans un film de Deville : Benjamin ou Les Mémoires d’un puceau. L’actrice y campe une jeune fille, se jouant cruellement de l’homme qu’elle aime à la passion, afin de le faire toujours souffrir, parce qu’elle sait que c’est le seul moyen de le retenir. Les ardeurs de la passion se consomment d’elles-mêmes si on n’y mêle légèreté et badinages.



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Catherine Deneuve dans une cage d’or, Mémoires d’un puceau de Michel Deville (1968)



Voilà donc le défi de la composition de Nahéma : mêler des notes fraîches à l’écrasante compacité des damascénones rosés tout en préservant leur caractère entier. Car Nahéma reste un bouquet de roses orientales aux accents de fruits exotiques, qui croît en volume à force d’insister sur ses notes intenses, et ce jusqu’au fond, d’où les bois et peut-être du baume de Pérou lui apportent une tonalité chaleureuse.



Notes de tête :

Bergamote, Rose, Pêche et Citronnelle

Notes de cœur :

Rose, Fleur de passiflore, Jacinthe, Fruits de la passion et Ylang-ylang

Notes de fond :

Bois, Baume du Pérou,Vanille et Musc blanc



Nahéma de Guerlain (EDP) (2011)

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La différence est l’accent sur la senteur verte de la jacinthe. C’est une version plus agressive de Nahéma , mais non moins intéressante. Le fond boisé est plus apparent et les notes de fruits se détachent très nettement. La rose, tout aussi belle, devient progressivement plus profonde, plus rosée. Elle déploie pleinement sa richesse au cœur du développement et non de suite comme dans le parfum.



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Derain, Roses dans un vase (1934)



A mon nez, le développement ne suit pas le cours annoncé par la maison Guerlain : « C’est d’abord une bouffée de roses choisies dans les meilleures familles de cette espèce innombrable. En cœur, la senteur fraîche et verte de la jacinthe. Puis des fruits, pêches et fruits de la passion, symboles depuis Eve de la tentation. Le fond de la composition est soutenu par le bois de santal et le patchouli. »



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Rose Henry Matissa (Wikipedia)



Pour ma part, je sens la jacinthe tout de suite, même si la note gagne en force après environ une heure. Le bois de santal, quant à lui, s’annonce seulement après les notes fruitées. A chaque étape, la rose est présente en contrepoint, mais, au bout d’une heure, toutes ses senteurs se réunissent en une seule : une rose exotique, fruitée, verte et chaleureuse à la fois qui persiste quatre ou cinq heures. En fin d’évaporation, la vanille reste sur la peau comme la signature de Guerlain.



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Jacinthe (anima-jardin.fr)



Maintenant que le parfum a été arrêté, seul subsiste l’EDP de Nahéma. Heureusement il en garde l’esprit. Même si les notes semblent plus nombreuses et l’ensemble moins monomaniaque, j’apprécie énormément sa note de jacinthe et, plus généralement, son côté vert, qui met les roses flamboyantes en valeur. Cette version est beaucoup plus facile à porter que l’originale. Moins sophistiquée, elle reste, toutefois, très typée, comme le fameux Boléro, mais avec des costumes verts pour une fois.



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Danseurs du Ballet de Lausanne réunis autour de la danseuse soliste pour l’apothéose finale



Notes de tête :

Rose, Jacinthe et Passiflore

Notes de cœur :

Rose, Pêche et Fruit de la passion

Notes de fond :

Bois, Vanille et Muscs blancs