Flower de Kenzo : Une fleur irréelle

mercredi 20 décembre 2017
par  Lavinia

Flower (EDP) de Kenzo

Flower sonne comme un appel. Employé au singulier, sans article, ’Flower’ se comprend comme un terme générique en plus d’un impératif, peut-être lancé par Kenzo à son nez, Alberto Morillas : va à l’essentiel et trouve ces notes qui font que les bouquets fleuris sentent la fleur. Il faudra se libérer du monde des senteurs réelles de fleurs, pas s’y plonger.



Pistil et étamines (jardiniers-professionnels. fr)

Car seule la transcendance permet, non de passer d’une fleur à l’autre et de reproduire son odeur, mais de saisir ce que représente un parfum de fleur, quel qu’il soit. Autrement dit, l’image chimique et matérielle de fleur que créera le parfumeur aura pour origine une image mentale, non une enquête sur des produits existants.



Chagall, Les coquelicots (1949)

C’est pourquoi le coquelicot symbolise Flower. En effet, le coquelicot n’a pas justement pas l’odeur d’une fleur, mais plutôt verte, amère et désagréable. Il reste une page blanche en parfumerie et ne soulève donc pas le problème classique des fleurs muettes (notamment le muguet, la jacinthe et le lilas), dont on ne sait extraire la senteur avec les méthodes existantes, du moins pas à un coût raisonnable, mais qu’on cherche à restituer en les combinant avec d’autres fleurs et des produits de synthèse.



Lys (avrilbeaute.fr)

Avec le coquelicot, en revanche, il n’y a pas d’interprétation possible du réel, seulement du rêve et la liberté absolue de s’imaginer la senteur d’un parfum fleuri comme on le voudra. Flower ne parle pas d’une fleur qui se tait face à la technique, mais évoque une absence complète. Aussi le coquelicot tient une place vide, ouverte à toutes les notes de fleurs sans exception, parce que d’aucunes n’est vraie ou fausse par rapport à lui.



Magritte, Page blanche, lithographie en série limitée, (1979)

Ainsi, d’une part, Flower tient de l’abstraction, parce que la senteur du coquelicot ne fait pas office de référence dans le monde réel. Mais, d’autre part, Flower renvoie bien à des senteurs de fleurs réelles, tout à fait reconnaissables. Après une ouverture fraîche et anisée, exprimant l’aubépine, la rose entre en scène, suivie par la violette et un peu de jasmin.



Rose bulgare (mabugarie.com)

A priori, il n’y a rien de plus classique que ce bouquet de roses, de violettes et de jasmins. Pourtant Morillas détourne cette palette de notes familières : au lieu de rappeler les fleurs auxquelles elle renvoie d’habitude, elle appelle à s’imaginer la senteur irréelle du coquelicot, emblème de Flower, la non-fleur de la parfumerie, fleur seulement telle qu’Alberto Morillas l’invente.



Chagall, Coquelicots sur fond bleu (1949)

C’est d’ailleurs peut-être là le plus difficile : des possibilités de créations infinies. Selon Morillas, il fit 3000 essais pour Kenzo avant que la troisième version ne fut adopté et lancée en l’an 2000. En matière d’art, comme dans la vie, tout le monde rêve de la liberté totale, mais c’est ce qu’il y a de plus difficile.



Page blanche (liguedespoetes.net)

Paradoxalement, sans contraintes, ni limites, notre créativité se trouve inhibée. Évoluant dans le vide, dénuée de repère lui servant de point d’appui, l’imagination erre entre deux écueils : le n’importe quoi et le rien du tout.



Page blanche (liguedespoetes.net)

Toutefois, quelque part là, le dilemme sans solution de Morillas rejoint le destin de fleur sauvage du coquelicot, arrivé dit-on depuis le Moyen-Orient jusqu’en Europe avec le commerce des céréales, et remplissant, depuis lors, à profusion les champs et les bords des chemins.



Monet, Champ de coquelicots dans un creux près de Giverny (1885)

Parce que le coquelicot appartient au groupe des plantes messicoles, sa floraison et sa mise à graines interviennent avant la moisson, dès le mois d’avril, ce qui lui permet une reproduction effrénée. Seulement, une fois cueilli, avec ses fines pétales aériennes, il ne tarde à se faner, ne vivant qu’un seul jour tel le papillon.



Irvin Penn, Flowers, son album publié en 1980

C’est ce contraste qui saisit Morillas. Rouge écarlate, déployant ses pétales de chiffon de soie, le coquelicot allie la force de vivre partout et la fragilité d’une fleur qui meurt dans un temps très bref une fois coupée.



Van gogh, Coquelicots et papillons (1890)

Selon Wikipédia, c’est d’ailleurs cette célèbre photo d’une femme affrontant la police une fleur à la main, dans une manifestation contre la guerre du Vietnam, qui inspira le parfumeur : la puissance d’une vulnérabilité, qui se revendique comme une force contre la faiblesse que démontre tout recours à la violence.



Marc Ribout, Fille à fleur contre le Vietnam (1967)

Aussi son œuvre tourne-telle autour de la comparaison entre l’opulence de la rose et la délicatesse de la violette. La vanille, les muscs blancs et la coumarine renforcent la tonalité poudrée de la violette ; le cassis vert, aigre et amère avec de l’opoponax à l’odeur fruitée très montante soutiennent la rose bulgare, elle aussi, verte et fruitée. 



Cassis (psychologie.com

Moscow bear images, Champ de roses près de Thrace en Bulgarie (fr.depositphotos.com)

Opoponax (biolandes.com)

C’est pourquoi Flower possède deux dimensions distinctes : son côté poudré qui fait un clin d’œil à la parfumerie classique, plus précisément, à l’EDT d’Après l’Ondée ; son côté vert qui le rend transparent et moderne, tel Envy de Gucci, avec sa ténacité et dureté d’âme. Quelque part, donc, Flower est l’anti-Paris. A la base, pourtant, il s’agit du même duo de roses et de violettes, avec de l’aubépine en note d’ouverture ; mais si dans Paris, la violette se retrouve déguisée en rose rouge, dans Flower, la rose se déguise en violette à la fois verte et poudrée.



Violette de Parme rose

Peut-être que la β-damascone, plus fruitée, verte et moins concentrée, ressort des notes juxtaposées, chose impossible avec la quantité de damascones puissants dans Paris. Quoi qu’il en soit, l’ensemble redevient plus doux et délicat, comme la source d’inspiration originelle du parfum de Grojsman : la violette d’Après L’ondée.



Aubépine (fleuralpes.com)

Afin de créer Paris, en effet, Grojsman était partie de la violette anisée et poudrée de Guerlain qu’elle transforma en un énorme bouquet de roses avec une overdose de damascones contenant des ionones et des damascenones à gogo ; avec Morillas, les côtés citronné, frais et fruité de la rose Bulgare, rejoignent la β-ionone fruitée, verte et boisée avec son relent de cassis. Je pense aussi que la douce odeur florale du géraniol, ainsi peut-être que l’ambrettolide, un musc macrocylique léger et balsamique, avec des facettes sentant le légume et le fruit, y sont pour quelque chose. Bref, il s’agit parfum poudré traversé par la lumière.

Irvin Penn, Flowers (1980)

Dès lors, loin du bouquet de roses compacte de Paris, Flower s’élance et représente les facettes d’une même fleur imaginaire tout au long de sa vie. Dès lors, le vert de la tige du coquelicot, sa fraîcheur matinale, sa douceur florale, le poudré de son pollen et, finalement, son fruit se laissent deviner.













Bouton floral et bouton en cours d’éclosion

A l’inverse de Paris, qui sent indéniablement l’éternel bouquet de roses, figé dans le temps, à tel point qu’il a été comparé à un monochrome, Flower rassemble toutes les étapes de l’existence éphémère d’une fleur sauvage, avec des parfums qui ne sont réellement les siens que dans l’irréalité de l’œuvre imaginaire.



Aubépine (fleuralpes.com)

Même si Flower ne me semble pas particulièrement dense, son sillage poudré et résineux, avec ses notes de vanille, de coumarine, de muscs blancs, d’opoponax et d’encens, ne laisse pas à désirer.


Muscs blancs (olfactory.com)

Féminin et cosmétique à l’extrême, surtout en fin de parcours, avec des notes de fond qui viennent renchérir son côté poudré, Flower connaît aussi des moments de fraîcheur avec l’aubépine et l’orange en notes de têtes, ainsi que beaucoup des facettes vertes. Cette dualité convient lorsque l’on veut aussi jouer sur les deux tableaux de l’artifice et du naturel, avec une tenue à la fois sophistiquée et décontractée, quelle que soit la saison de l’année.



Irvin Penn, Single oriental poppy (1980)

Notes de tête :

Cassis, Aubépine, Rose et Orange

Notes de cœur :

Rose bulgare, Violette de Parme et Jasmin

Notes de fond :

Opoponax, Musc, Vanille, Coumarine et Encens