Gentleman de Givenchy : Le parfum d’Orphée

jeudi 9 février 2017
par  Lavinia

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Givenchy, Gentleman (vintage)

Gentleman est le patchouli pour hommes le plus puissant que je connaisse. Et aussi le plus élégant. Cette impression de simplicité vient de l’overdose de patchouli, officiellement présent en note de cœur et de fond, mais tout à fait foudroyant dès le début. Le choc d’une telle ouverture se compare à celle de l’Orfeo de Monteverdi, ressemblant plus à une fanfare qu’à un prélude : une brève toccata en allegro, qui, selon les directives du compositeur, écrites sur la partition, doit être « jouée trois fois par tout l’orchestre avant le lever du rideau ».


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Monteverdi, orfeo, Prologo, 1607


Cette toccata en ré majeur a le même effet coup de poing que Gentleman de Givenchy, tel qu’il fut lancé en 1974, audacieux et baroque. Le patchouli est, en effet, difficile à manier tant sa force de caractère est évidente. En Inde, souvent associé à des encens, le patchouli se brûle dans des rituels visant à réveiller le désir sexuel et la séduction. Plus particulièrement, il s’utilise pour assurer la fertilité masculine. Dans Gentlemen, l’éveil est assuré.


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Patchouli

C’est seulement une fois le rush de patchouli terminé, qu’un léger voile de miel vient doucement recouvrir la composition toute entière. Des notes de cannelle et de rose, ainsi que de bergamote, de citron et d’estragon, entrent aussi en scène pour former un prélude d’une grande beauté.


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Miel


Et ce d’autant plus que le patchouli n’est pas la seule note à la fois terreuse et grisante de Gentleman nous rattachant à la vie animale par le truchement d’une composition sophistiqué. En effet, l’ouverture de Gentleman laisse déjà transparaître le musc, la mousse de chêne et surtout de la civette, qui n’attend pas longtemps avant de déployer une puissante senteur animale.


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Civette


Tout au long de son évolution, l’accord dominant de Gentleman reste un patchouli/animalisé. Cependant, il possède aussi une structure chyprée plus fine : bergamote en note de tête ; jasmin en note de cœur ; mousse de chêne et patchouli en notes de fond avec une touche balsamique venant de l’ambre. Seulement les notes de patchouli, de cèdre (je parierais qu’il s’agit du cèdre d’Atlas), de cuir et d’animal enrobent l’accord chypré de notes de boisées animalisées.


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Chevrotin à musc


Ainsi Gentleman se situe en rupture avec la tradition des parfums masculin propres et frais. Il s’agit d’une œuvre orphique, comme A la Recherche du du temps perdu de Marcel Proust et Les Sonnets à Orphée de Rainer Maria Rilke, qui éveille les sens au passé lointain, lorsque les hommes portaient des parfums sensuels, animalisés et addictifs. L’overdose de patchouli veut réveiller ceux qui « dorment la vie » selon l’expression de Rilke.


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Ary Scheffer, La Mort d’Eurydice, 1814


Celui ou celle qui porte Gentleman, en effet, mène le combat d’Orphée pour la résurrection d’Eurydice, devenue une ombre au Royaume des morts. Ici seul compte le combat, car la victoire est impossible. L’actuel Gentleman a été reformulé pour rejoindre la masse de parfum sans caractère destiné à un public d’homme et de femme d’affaire en uniforme terne.


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Magritte, Hommes d’affaire flottant dans le ciel


Pourtant, Gentleman n’est pas immettable. Après son ouverture en forme de coup de poing, il se compose d’une fugue de patchouli, de civette, de miel et de mousse de chêne. Leurs chants sont des cris comme celui d’Orphée, rendant hommage à l’éternel, mais passant comme « un souffle autour de rien » dans le royaume des ombres, qui ressemble tant à notre société de masse. "Étant nés, ils veulent vivre et subir le destin de la mort, ou plutôt trouver le repos, et ils laissent après eux des enfants, destins de mort à naître. " (Héraclite (20))


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Hommes d’affaire en marche


On ne peut manifestement rien pour ceux qui souhaitent vivre en vue du repos et de l’immobilité proches de la mort. Les Sonnets à Orphée, dédiés à la jeune danseuse expressionniste Wera Ouckama Knoop, morte de leucémie à l’âge de 19 ans, chantent une autre expérience de la mort d’autrui dans une fugue à quatre voix : celles de Wera-Euridice et de Rilke-Orphée.


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Jean-Baptiste Corot, Orphée ramenant Eurydice des Enfers, 1861


Tel le patchouli enivrant, le chant plaît aux Dieux, mais ne ramène pas les morts, qui « sombrent hors de nous », dans l’infini où les notes de la lyre se font tendres comme celles du jasmin, de la rose, de la racine d’iris, du miel, de la cannelle et de la vanille. Ainsi Paul Léger prend le rendez-vous entre Éros et Thanatos qu’Hadès avait permis à Orphée. Celui-ci avait prit peur et voulut s’assurer qu’Eurydice le suivait bien. Cependant, les rémissions et les sursis n’empêchent pas la puissance de la mort qui sépare à jamais.


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Nicolas Poussin, Paysage avec Orphée et Euridice, aux alentours de 1896


C’est pourquoi les notes douces sont de mises : elles correspondent à la la nostalgie inextinguible de la séparation. Ainsi Paul Léger joue sur deux accord : l’un, oriental, boisé, ardent, éveille brutalement les sens ; l’autre possède la subtilité et l’élégance d’un grand chypré. Autour de lui, le patchouli, le cuir et la civette créent une auréole de notes fauves et boisées, comme dans la nature, où avec sa voix et sa lyre, Orphée savait charmer les animaux sauvages, les hommes, les sirènes et les Dieux. Paul Léger lui aussi compose une musique, riches accords, à la fois terreux et frais, floraux, animaliers et doux. Il crée ainsi un chant dont la puissance frappe et émeut à mesure que son lyrisme se dévoile.


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Coupe transversale d’une racine d’iris


Car Gentleman est lyrique au sens du 18ème siècle, où le poète lyrique dépasse le sentimentalisme pour se faire le médiateur des voix multiples qui l’animent. D’ailleurs, en musique classique, le concept du lyrisme s’applique d’abord à l’art vocal. ‘Art lyrique’ est aujourd’hui synonyme du chant et, en particulier, du chant opératique. Étymologiquement, ‘lyrisme’ dérive de la lyre, l’instrument de musique à corde inventé par Apollon, auquel Orphée ajouta des cordes afin de remercier les muses qui l’inspiraient. Il est aussi associé à Érato, couronnée de roses et de myrte, muse de la poésie lyrique et érotique. Mais la musique est le vecteur privilégiée de l’orphisme : absolument pure, elle n’a aucune fonction représentative. En d’autres termes, c’est un art parfaitement abstrait.


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Orphée jouant de la lyre (mosaïque)


Gentleman serait donc lyrique, tel un chant d’opéra, et comme le fut d’ailleurs le premier opéra, Oféo, qui se caractérise par sa volonté d’éblouir et de stimuler l’émotion. Pour les anciens Grecs, Orphée lui-même représente d’abord la puissance du chant, qui subjugue jusqu’au Dieu des Enfers de transgresser la loi suprême dont il tient la garde sacrée : celle de la séparation totale des vivants et des morts. Il y a là un excès de sensualité qu’on peut qualifier de baroque, terme qui désignait, au départ, l’anormal, l’exubérant, bref, le contraire du classique cherchant la beauté dans le respect de la mesure.


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Représentation d’Orfeo


Cet élan créateur mène au sublime, dépassant le beau, par sa démesure et son exaltation, qui mettent l’homme face au grandiose et ne se plient pas aux canons de la beauté classique. Le lyrisme séduit vite et semble l’emporter sur un ensemble de mesures à respecter afin que l’homme s’inscrive dans l’harmonie du cosmos. Seulement Gentleman reste un gentleman et, dans leur démesure, ses notes s’accordent parfaitement entre elles. Privilégier la ligne expressive, chargée d’un pouvoir de émotionnel, ne signifie pas perdre toute restreinte. D’abord, la mélodie de patchouli se chante à des hauteurs différentes, comme dans l’art de la fugue ou de la répétition par une voix d’un fragment mélodique exécuté préalablement par une autre voix. Ainsi le patchouli animalisé et balsamique en notes de fond répond au patchouli boisé des notes cœur et aux notes hespéridées et fleuries des notes de tête.


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Rose


De plus, malgré leur ascendant, le patchouli et la civette ne dominent pas le tableau. Gentleman réussit à s’élever au niveau d’abstraction où le destructif, le spectre de la saturation produite par le patchouli, côtoie le constructif produit par des contrastes simultanés avec des notes voisines, sucrées et florales pour certaines. L’écueil des œuvres orphiques en peinture est ainsi évité : privilégiant l’expression de la sensation, elles utilisent des sujets reconnaissables, absorbés par des structures de plus en plus abstraites, là où Paul Léger juxtapose du miel, des fleurs, des herbes, des épices et des résines douces avec une overdose de senteurs parmi les plus fortes, sans qu’elles ne puissent se défaire de ce voile quasiment transparent.


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Estragon


De plus, la trame chyprée de Gentleman, aussi formelle qu’une sonate, se fond dans la force d’expression débordante du patchouli animalisé, tout en sachant faire sentir son accord bergamote/fleur/mousse de chêne merveilleusement équilibré. Le schéma de la sonate chyprée est la suivante : l’Allegro (la bergamote à l’odeur montante) ; l’andante (la fleur posée et modérée) ; le rondo (dont la simplicité thématique est fréquemment contrebalancée par une recherche de virtuosité démontrant la maîtrise du ou des exécutants. Composé d’un refrain, le patchouli, et de couplets contrastés, dans des tonalités animalisées ou balsamiques, le rondo s’accorde dans la structure sonate toute entière.


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Bergamote, jasmin mousse de chêne


L’effet global, qui en résulte, ne laisse pas le patchouli devenir trop envahissant : ses détails se démarquent encore, tout comme l’orphisme, en peinture, s’inspire du cubisme analytique, mais se démarque de l’effet statique et monochrome. Ainsi Gentleman s’enflamme, emporté par son ardeur animale, tout en gardant un savant équilibre entre la force et la nuance, le lyrisme et le classicisme, le sublime tellement grandiose qu’il en devient inaccessible et la beauté approchable d’une composition disciplinée.


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Umberto Boccioni, Nature morte à la bouteille, (1912)


Paradoxalement, Gentleman tient donc à la fois figuratif et de l’abstrait. En 1912, Robert Delaunay peint une série de toiles qu’il nomme Fenêtres. Il y exalte la couleur et le mouvement : « (…) J’eus l’idée d’une peinture qui ne tiendrait techniquement que de la couleur, des contrastes, mais se développant dans le temps et se percevant simultanément d’un seul coup. (…) Je jouais avec les couleurs comme on pourrait s’exprimer en musique par la fugue ». Séduit, Guillaume Apollinaire invente à ce propos le terme « orphisme ». Mais reste que la musique est considérée comme étant le vecteur privilégié de l’orphisme : elle n’a pas de fonction représentative et son abstraction est source de lyrisme et d’émotion.


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Delauney, Formes circulaires, Soleil, (1912-3)


Et le parfum ? A moins d’être une composition purement synthétique, ne rappelant rien de la nature, les fragrances, comme Gentleman, peuvent suivre la voie de Delaunay. Contrairement au monochrome, Delaunay choisit les contrastes de couleurs, mais pareillement, ses tableaux se saisissent d’un seul regard ; parallèlement, toutes les notes de Gentleman sont toutes déjà suffisamment présentes pour se sentir immédiatement, le développement ne permettant qu’un changement de perspective.



Notes de tête :


Miel, Cannelle, Bergamote, Rose, Citron et Estragon


Notes de cœur :


Patchouli, Racine d’iris, Jasmin et Cèdre


Notes de fond :


Cuir, Ambre, Patchouli, Musc, Mousse de chêne, Vanille, Vétiver et Civette


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