Bois des Îles, le parfum (vintage)

Paris, 1926, l’exotisme séduit. Joséphine Baker danse vêtue de plumes ou presque nue avec une seule ceinture de banane ; à Montmartre, la nuit, les clubs de jazz sont plein de fêtards ; l’art primitif fait déjà parti du paysage.

Joséphine Baker

Dès 1920, des artistes, tels qu’André Breton ou Picasso, l’avaient défendu comme un art à part entière, intelligent et créatif, et s’en étaient servis comme source d’inspiration. On en arrive donc à rêver d’îles tropicales et de rivages lointains. Pourtant, il y a une ombre au tableau : depuis l’avant-guerre, les colonies font l’objet de critiques sévères : elles reposent sur la surexploitation des populations indigènes, tant au niveau d’un travail épuisant que des prix exorbitants des biens manufacturés vendus sur place. Dans ce cadre, les modes exotiques suscitent un sentiment d’ambivalence.

Picasso, Tête d’une Femme, 1907 - Dan Masque, Afrique Occidentale

Bois des Îles fut créé cette année là. Il s’agit d’une ode au santal de Mysore, le bois sacré en Inde, qui sert à bâtir les bûchers funéraires. Le santal possède, en outre, une signification, issue de l’hindouisme, liée aux centres énergétiques du corps. Le chakra sacré, associé au sexe, au pouvoir et à l’argent, s’apaise au contact de l’huile essentielle de santal et nous met en harmonie avec nous-mêmes. Or c’est seulement à cette condition que nous pouvons explorer pleinement nos rapports avec autrui, qu’ils soient affectifs ou sexuels, afin de satisfaire nos désirs. A lire les critiques de Bois des Îles, je suis presque convertie. Sensiblement, tous y trouvent réconfort et sensualité.

Chakra sacré

Comme tous les très grands parfums, cependant, Bois des Îles contient une note dissonante, un brin grinçante, lui permettant de dépasser la joliesse et d’atteindre la grandeur. En l’occurrence, les notes de têtes hespéridées, la bergamote, le petit-grain et le néroli, ne sont pas parfaitement propres, comme d’habitude, mais amères et piquantes. Plus particulièrement, une note de coriandre, exquisément fétide, leur confère une moiteur tropicale.

Coriandre

Un léger relent d’âpreté, non de fraîcheur, nous conduit ainsi au cœur floral d’iris, de roses, de jasmins, de lilas et d’Ylang-ylang. Rehaussées d’épices, les notes doucereuses des fleurs s’étiolent embrasées par la chaleur orientale. Les fleurs ne s’en relèvent pas : elles languissent entre la note âpre de départ et les épices.

Jasmin défraîchis

De plus, la senteur sensuelle et lascive de l’Ylang-ylang les relie entre elles et propage son odeur épicée, crémeuse, charnelle et exotique de partout. Luxuriante comme les forêts tropicales, elle apporte un côté sauvage et fruité au parfum. Par de léger glissements, Bois des Îles évoque la chaleur de l’air dans des contrées lointaines.

Ylang-ylang

C’est dire qu’ici les aldéhydes ne jouent pas le même rôle que dans le n°5 : ils tissent aussi un voile opaque, à même de confondre les fleurs en une senteur homogène, mais, cependant, toutes ces notes réfractées ne s’envolent pas avec légèreté. Animalisées par l’Ylang-ylang, puis lacées avec des notes boisées, les fleurs de Bois des Îles font partie d’un maillage dense, riche et sec où domine le santal, la clé de voûte du parfum, sombre et aphrodisiaque.

Santal de Mysore

Cachées dans les bois, les fleurs se prélassent, quittant de temps à autre leur voile abstrait. On sent ça et là des notes merveilleuses de rose et de jasmin sur un fond orangé de pêche, de néroli, d’Ylang-ylang et d’une bergamote très fruitée.

Roses défraîchies

En deçà de ces éclats de fleurs, les sous-bois ont une senteur à la fois terreuse et rosée apportée par un vétiver très fin. Cependant, la note plus chaude du santal prend doucement le dessus, mariée avec l’accord balsamique des notes de fond. Alors les fleurs s’abandonnent, imprégnées de bois et de résines dont la richesse les submerge.

Labdanum et vanille donnant la note ambrée de fond

Le fond du parfum juxtapose, en effet, le santal et le vétiver avec du benjoin, de l’opoponax et du musc. Cet accord donne la fameuse odeur de pain d’épices et de fruits secs dont se vante, à juste titre, la maison Chanel.

Benjoin et vétiver

Lascive, cette note ambrée, épicée et sucrée, légèrement poudrée, s’étire en longueur comme la voix traînante de Billie Holiday avec son vibrato discret. Dans les années 30, cette sonorité intimiste commençait déjà à s’imposer face à la puissance du contre-alto de Bessie Smith. Si Bois des îles devait être une chanson, ce serait sûrement Miss Brown to you, chantée par la jeune Billie Holiday, avec son phrasé décontracté, très rythmé, caractéristique du swing des années folles.

Billie Holiday

Pourtant, selon les dires, pendant la composition de Bois des Îles, Ernest beaux fut inspiré par La Dame de Pique, un opéra de Tchaïkovski, basé sur le roman de Pouchkine, où règnent le fantastique et le surnaturel.

Tchaïkovski, La Dame de Pic, affiche de 1912

De quoi s’agit-il ? L’œuvre prend le jeu de carte pour leitmotiv et ce thème-clé est prétexte à une construction semblable au Don Giovanni de Mozart : des moments de forte tension, liés au vice du jeu, entrecoupés par des scènes plus légères à chaque acte, respectivement, une promenade, une danse et un chœur, qui font immanquablement ressurgir le drame sous-jacent.

La Dame de Pique : Promenade au jardin de Moscou

Or le maillage de Bois des Îles montre effectivement la beauté du santal comme étant facile, de prime abord, puis sauvage dans sa façon de ne jamais lâcher prise. D’abord chaleureux et velouté, ce bois présente peu à peu une facette sensuelle dont l’étrangeté nous surprend d’autant plus qu’elle n’est pas évidente au départ, le santal ayant peu de puissance, mais se révélant, en revanche, tenace au possible.

Santal

Parallèlement, La Dame de Pique se complaît à dévoiler l’étrangeté sous-jacente d’une situation apparemment simple : un jeune homme désargenté, Hermann, se languit d’amour pour une inconnue et refuse de se joindre à ses camarades pour une partie de cartes dans les jardins de Saint-Pétersbourg. L’affaire se complique lorsqu’il apprend que la grand-mère de cette jeune fille, la Comtesse, détient le secret d’une combinaison gagnante au jeu de cartes. Son obsession se déplace peu à peu de la jeune fille vers sa parente qu’il finit par faire mourir d’effroi tant il la presse de révéler son secret.

Tchaïkoski, La Dame de Pique, affiche de 1938

Bizarrement, le spectre de la Comtesse apparaît et lui donne la combinaison, le 3, le 7 et l’as. Hermann se précipite dans une maison de jeu, mais finit par tirer la Dame de Pic, perdre tout son argent et se poignarder, tandis que le fantôme ricane. I y a là de la magie noire. En cartomancie, la Dame de pique représente une femme envieuse, seule et médisante dans le but de se mettre au travers du bonheur d’autrui ; le 7 la quête de la vérité ; le 3 la sociabilité et la communication. Hermann passe par ces trois phases, mais fasciné par la Comtesse, la Dame de Pic l’emporte sur les autres cartes dans son jeu.

Tchaïkovski, La Dame de Pique mise en scène de Peter Stein

Cette histoire donne un éclairage intéressant sur l’œuvre d’Ernest Beaux, même si l’opéra, alternant drames et badinages, narre trop de tragédies successives pour éviter de tomber dans le mélodrame.

Tchaïkovski, La Dame de Pique mise en scène de Robert Carsen

Cependant, le parfum, Bois des Îles, a été composé, comme La Dame de Pic, autour d’un leitmotiv : toujours présents, le santal et le benjoin couvent sous braise, pendant que les notes hespéridés et fleuries attaquent, jusqu’à ce que leur odeur fumée, épicée et vanillée s’impose. Mais il reste incroyablement léger malgré des notes habituellement lourdes. C’est pourquoi il se porte facilement à condition d’aimer l’élégance discrète.

La petite robe noire de Chanel

Bois des Îles, en effet, est d’une grande retenue. Sa richesse et sa sensualité n’ont rien d’ostentatoires. Cependant, certains le trouvent fantomatique tant son odeur donne l’impression de croître et décroître pour gagner en puissance à nouveau.

Douanier Rousseau, Le rêve

En cela, la composition toute en finesse d’Ernest Beaux exprime bien le caractère de son matériau, le santal de Mysore, léger mais persistant. C’est pourquoi il nous entoure de sa chaleur protectrice comme le bras d’un amant nous serrant les épaules d’un geste habituel. Bois des Îles est une seconde peau, plus chaude, plus féline, d’une senteur de rêve.

Bois des Îles de Chanel, le Parfum (version actuelle)

La version moderne, vendue dans les exclusifs de Chanel, a perdu la ténacité incroyable du santal de Mysore. Recomposé en 2007 par Jacques Polges, il possède le même élégance sobre que tous les parfums de cette ligne de prestige. Ainsi, le Bois des Îles actuel n’est plus celui des années 20. Le santal de Mysore se faisant rare, d’autres essences de santal ont été utilisé.

Fève de tonka

Néanmoins, Bois des Îles n’a pas perdu sa beauté laiteuse. Peut-être la fève de tonka et la vanille parviennent-elles à s’y substituer en partie, car la fragrance garde bien une senteur crémeuse rappelant la noix de coco. Le temps d’un parfum, le merveilleux exotisme des îles tropicales règne toujours sur la noirceur de leur destin.

Jungle

Les notes de tête :

Aldéhydes, Coriandre, Pêche , Bergamote, Néroli et Mandarine

Les notes de cœur :

Iris, Lilas, Racine d’iris, Jasmin, Ylang-ylang, Muguet et Rose

Les notes de fond :

Ambre, Bois de santal, Fève de tonka, Opoponax, Musc, Benjoin, Vétiver et Vanille.

Bois des îles, eau de Cologne (vintage)

Le parfum vintage étant hors de prix, on peut aussi se rabattre sur l’eau de Cologne. Celle-ci est beaucoup plus hespéridée et moins fleurie que le parfum. Elle ne possède pas non plus une base aussi riche. Mais le santal de Mysore est bien là. Il donne à la peau une odeur de pain d’épice très douce. Transparente et aérée, cette eau de Cologne se porte facilement l’été comme un parfum de peau très original.

Tigre dans la jungle

Résumé de La Dame de Pique :

Au premier acte, un jeune homme désargenté, Hermann, obsédé par l’amour d’une inconnue, refuse de se joindre à ses camarades pour une partie de cartes dans les Jardins d’Été de Saint-Pétersbourg. La jeune fille en question, Lisa, et sa grand-mère, la Comtesse, passant par le jardin, Hermann fait leur connaissance, puis apprend, par ses amis, que celle-ci connaît une combinaison gagnante au jeu de cartes qu’elle ne saurait révéler au mépris de sa vie. Le centre d’intérêt reste théoriquement la jeune fille, mais en fait, il s’est déplacé vers sa parente.

Le second acte montre, en effet, une Lisa conquise, mais un Hermann tiraillé par son amour et sa nouvelle obsession : la quête du secret de la Comtesse. Ce fantasme le conduit à s’introduire dans la chambre de la vieille dame, la supplier, puis, finalement, la menacer à l’aide d’une arme qui la fait mourir d’effroi.

Son spectre apparaît au troisième acte révélant la combinaison gagnante : le 3, le 7 et l’as. Hermann se rend dans une maison de jeu, tire le 3, le 7 et gagne. Seulement il lance un troisième défi, tire la Dame de Pic, non l’as, perd son argent et voit le spectre de la Comtesse ricaner. Devenu fou, il se poignarde.