Opium d’Yves Saint Laurent : Tous les excès de l’orientalisme

lundi 6 février 2017
par  Lavinia

Opium , EDT (vintage)

Ivresse, richesse et mystère, tout l’effet produit par Opium se résume ainsi. Est-ce en raison de sa concentration, 19 % pour l’eau de toilette, dont je fais ici la critique, et 30 % pour le parfum ? Ou doit-on imputer son odeur mordante au nombre incroyable de ses notes ou encore à leur qualité et à leur force ? Tous ses facteurs rentrent en compte, mais le plus frappant reste le mariage de notes en principe opposées, telles le muguet et la myrrhe ou l’iris et le castoréum.

Arbre à myrrhe

Muguet

Plus généralement, la pyramide olfactive indique que le bouquet épicé floral se trouve encadré par des notes de tête fraîches et une base de résines, de bois odorants et de notes animales prononcées. Opium a donc toutes les caractéristiques du baroque le plus outré : une overdose de notes opulentes, d’innombrables ornements, des accords complexes, un sillage monstrueux, bref un monument aux excès de la volupté.

Ancienne photo de fumeuse d’opium

Pub d’Yves Saint Laurent

Les notes de départ annoncent la couleur : mandarine, citron et bergamote, mais aussi du poivre et de la coriandre avec une prune inattendue, rafraîchie avec beaucoup d’aldéhydes.

Mandarine

La mandarine ou la prune apporte une touche sucrée ; le poivre, rehaussé par le zeste de citron, est déjà mordant et la coriandre apporte un relent fétide, typique de la cuisine orientale. Les aldéhydes font perdurer la fraîcheur des agrumes pendant toute la durée du parfum, qui se développent jusqu’à la fin, malgré la profusion de notes fortes. Baignée d’une senteur orangée, l’eau de toilette me rappelle la lumière de In the mood for love de Wong Kar-Wai, dont les couleurs chaudes et les noirs expriment l’intensité d’un amour condamné à rester dans l’ombre, à la solitude des deux personnages, tels des fumeurs d’opium enfermés dans leurs rêves.

Wong Kar-Wai, In the mood for love

Ainsi des fruits et des épices ouvrent un feu qui n’est pas près de s’éteindre. Après environ une heure, les œillets apparaissent dans toute leur splendeur de fleurs épicées sentant le note de clou de girofle. Ils sont associés d’une part à un jasmin capiteux et à l’ylang-ylang épicé, fruité, proche du jasmin et de l’œillet et, d’autre part, à de la pêche et des fleurs plus douces : la rose, l’iris et le muguet.

Jasmin

La cannelle et la myrrhe réchauffent le cœur du parfum avec douceur par contraste avec le poivre en note de tête et l’œillet au cœur de la composition. Le feu n’est plus brûlant, mais chaleureux. La tonalité poudrée de l’œillet, de la rose et de la racine d’iris ressort du bouquet fleuri comme une douce flamme rougeoyant au cœur du parfum.

Œillet

Opium devient plus féminin et sensuel. En même temps, c’est là où il illustre le mieux la décadence telle que la définit Théophile Gautier, dans sa préface des Fleurs du Mal, comme une recherche des excitants sensoriels, traçant les contours les plus ineffables de la pensée. Car la sensation moins envahissante se décompose plus facilement et permet de restaurer le passé plus intense.

Fumeuse d’opium, ancienne photo

Publicité d’Yves Saint Laurent

Très vite, cependant, les notes de fond plus lourdes enserrent cette flamme. L’accord œillet/patchouli, rendu célèbre par Tabu, ne tarde pas à se faire sentir, accompagné d’un concert de notes balsamiques, épicées et résineuses, typiques de la parfumerie arabe : le benjoin, la vanille, l’opoponax et le labdanum.

Patchouli

S’y ajoutent le santal et le cèdre ainsi que des muscs puissants et du castoréum. Au départ, ce dernier a une odeur très forte de cuir et de feu de cheminée, qui marque profondément le parfum. De plus, son côté fruité et doux fait le lien avec la prune en note de tête.

Prune

Opium se transforme en parfum très animalisé avec une odeur fumée et toujours sa petite note hespéridée. C’est dire qu’il évolue dans le temps avec des accords harmonieux et ne saurait être accusé, comme le fait Luca Turin, de ne jamais dire qu’une seule chose à forte voix. Il est vrai, cependant, que l’ampleur de sa voix pourrait être la cause de sa tombée en disgrâce, si le marché actuel ne vendait que des parfums frais. Seulement nombre de fruités et de gourmands crient au moins aussi fort qu’Opium. La différence reste qu’on a le nez saturé de sucre et de chocolat, non de benjoin, d’épices et de castoreum.

Castor

A mon sens, son harmonie baroque et osée, composée avec toutes les sortes d’ingrédients disponibles en parfumerie, les épices, les résines, les fruits, les fleurs, les substances d’origine animale et les produits de synthèse, fait d’Opium un grand parfum, qui souffre tout simplement d’être passé de mode, parce ceux qui font la mode, y inclus les critiques, en ont décidé ainsi.

Église baroque Santa Maria de la Salute à Venise

Jean-Louis Sieuzac, le nez qui créa Opium en 1977, composa Dune en 1991, pour répondre à la demande de Maurice Roger, cherchant à renouveler les parfums Dior. Maurice Roger commanda l’antithèse de Poison, destinée à la décennie des années 90, en quête de sérénité, qui rejetterait forcément l’idée de progrès matérialiste associé aux parfums lourds et choquants, tels Poison et Opium. De toutes les façons, quant bien même les équipes de marketing le soutiendraient comme dans les années 80, Opium ne pourrait plus être fabriqué, au vu du nombre d’ingrédients onéreux sur lesquels se fonde sa particularité.

Myrrhe

Santal

Néanmoins, l’histoire d’Opium ne s’est pas encore terminée. Lorsque je porte mon reste d’eau de toilette en hiver, je reçois invariablement des compliments de la part de personnes qui ne reconnaissent pas ce parfum ou ne l’ont jamais connu. Par ailleurs, j’entends une éternelle ritournelle : tout le monde se dit importuné par Opium, bien trop lourd, appartenant à une époque révolue, où l’on s’affichait avec des épaulettes et un maquillage outré.

Collection Yves Saint Laurent, années 80, Naomi Campbell

Je crois donc que deux points de vue opposés coexistent. D’une part, Opium n’a jamais plu à tout le monde. Même si une campagne publicitaire sans précédent a assuré des ventes record, beaucoup n’aimait guère sa senteur très distinctive même pendant les années 80. D’autre part, certains rejettent Opium pour ce qu’il représente, un passé ringard, voire la décadence, non du tout à cause de son odeur. Au terme de ces diverses considérations, il demeure qu’une œuvre d’art n’a pas à faire l’unanimité, ni à véhiculer des valeurs politiquement correctes, ni à s’adapter au goût du jour. Ceux qui dénoncent Opium doivent trouver des arguments qui font plus qu’entériner sa popularité changeante.

Œillet nain

Plus concrètement, je trouve qu’Opium est un parfum difficile à porter tous les jours à cause de son côté surchargé. Il est tout le contraire des vêtements appelés ‘basics’ qu’on combine n’importe quant avec presque n’importe quoi. Opium a toujours eu besoin d’être porté sinon c’est lui qui vous porte. Autrement dit, il faut assumer un parfum sans modération, chose qui n’est pas possible tous les jours. Comme l’écrivit Baudelaire :

"Il est de forts parfums pour qui toute matière

Est poreuse. On dirait qu’ils pénètrent le verre."

Cependant, dans sa garde robe, des vêtements, bijoux et parfums qu’on ne sort qu’en certaines occasions me paraît un luxe nécessaire. Et ce d’autant plus que, pour un parfum, ces occasions ne sont pas définies à l’avance. Opium est un parfum omniprésent dont la senteur remplit facilement toute une pièce. Personnellement, je ne le porterais pas avec des pastels ou des tenues d’été, mais pas non plus avec des tenues d’apparat. Je le préfère avec des habits d’hiver stricts, bien coupée, auquel il donne un relief étonnant.

Tailleur Haute Couture YSL 1979

Ou alors avec une robe dans les tons du parfum :

Robe d’Yves Saint Laurent

Notes de tête :

Aldéhydes, Coriandre, prune, bergamote, citron, mandarine, poivre, jasmin et clou de girofle

Notes de cœur :

Œillet, santal, patchouli, cannelle, iris, pêche, muguet, rose et Ylang-ylang

Notes de fond :

Benjoin, santal, opoponax, musc, noix de coco, vanille, labdanum, vétiver, encens, myrrhe, castoréum et ambre


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