Portrait of a lady des Editions Frédéric Malle : tout braise, tout flamme

dimanche 22 janvier 2017
par  Lavinia

Portrait of a lady

Portrait of a lady brûle tel un feu sous braise. Composé des bois, des épices et des résines les plus riches, ainsi que d’une overdose d’essence de rose turque, le parfum se révèle baroque et exalté tout au long de son développement. Sans compromis, Portrait of a Lady verse dans l’excès, l’intensité et la grandeur. Néanmoins, le feu reste maîtrisé. En effet, si Dominique Ropion ne tempère jamais l’ardeur de cette œuvre sombre, il y ajoute des notes moins lourdes, comme un écrivain interjette des scènes plus légères dans une histoire tragique, afin de donner du relief à une noirceur qui pourrait devenir écrasante et monotone.

Framboise et cassis

En notes de tête, la framboise et le cassis jouent ce rôle avec leurs notes fruitées, inattendues dans une composition orientale. La framboise possède des propriétés chimiques en commun avec la rose et le cassis la noircit. Ainsi la rose, très présente dans les parfums du Moyen-Orient, forme un accord durable avec le patchouli et l’encens, au cœur de la composition.

Rose

Car nul ne saurait en douter, Portrait of a lady s’inspire des parfums traditionnels du Moyen-Orient connus pour leur opulence : le musc, l’ambre et le benjoin, en notes de fond, ainsi que le patchouli, le santal et l’encens, au cœur du parfum, en attestent suffisamment. Cependant, cette source d’inspiration a déjà produit une autre tradition. Portrait of a Lady réinterprète surtout les notes orientales couramment utilisées en parfumerie occidentale.

Patchouli et son huile

Parce qu’ils aiment tout deux porter Géranium pour Monsieur de Ropion, Frédéric Malle et Dominique Ropion ont, en effet, pensé que ses notes seraient le point de départ idéal pour un parfum oriental moderne. Mariées avec une essence de rose luxueuse, elles en deviennent sublimes et la composition ne ressemble en rien aux parfums actuellement en vogue. La plupart de ceux-ci restent frais et légers ou alors se donnent quelque substance avec des notes synthétiques fruités et sucrées. Portrait of a Lady, quant à lui, ne tient pas son odeur tenace de molécules de synthèse, mais d’un travail effectué sur des produits naturels. Sec et somptueux, ce parfum fait figure d’exception sur le marché.

Encens

Notons bien tout de même qu’il s’agit d’un parfum innovateur. En effet, Portrait of a lady ne recopie ni les recettes traditionnelles du Moyen-Orient, ni les parfums orientaux qui ont marqué notre histoire. D’abord, le bois de santal et les notes balsamiques se situent en retrait. Puis, le patchouli, mis en vedette, accompagné de muscs blancs, donne une vibration extraordinaire à l’encens et aux roses. D’une qualité rare, ce patchouli ne ressemble, en effet, en rien à celui qu’affectionnaient les hippies ou alors à la note grossière de pomme pourrie au cœur d’Angel de Thierry Muggler. Afin d’affiner sa senteur, Ropion n’a retenu que le cœur de l’essence de patchouli, en faisant retirer les molécules trop brutes et braillardes.

Patchouli indonésien

Dépouillé de sa facette terreuse et moisie, le patchouli se transforme en matériau noble, lisse, et soyeux, n’étouffant pas les notes plus subtiles et veloutées, qui l’embellissent.

Matériau de la robe portée par Isabel Archer

Ainsi la rose se laisse entendre et enrobe la note boisée des feuilles de patchouli avec sa douceur miellée. Et Portrait of a Lady se compare avec un vêtement taillé dans du brocart, une étoffe de soie, rehaussée de dessins brochés d’or et d’argent, à la fois dense et soyeuse, comme le cœur de l’essence de patchouli.

Brocart ancien à usage religieux

Si nous procédons dans l’ordre, il semble donc que les clous de girofle arrivent en note de tête, mais ils sont vite réchauffés et adoucis par la cannelle et l’essence de rose, ainsi que le reste de la composition qui ne tarde pas à paraître. Car le patchouli et l’encens ne sont jamais bien loin. La senteur puissante du patchouli, l’odeur fumée allant s’intensifiant de l’encens, le santal crémeux et la douceur de la rose forment ainsi un quatuor à cordes majestueux où le patchouli serait le violoncelle, l’encens l’alto et les deux violons le santal et la rose.

Instruments d’un quatuor à cordes

Et encore la beauté unique de ce parfum ne se décrit difficilement par analogies, car, à la fois totalement excessif et parfaitement maîtrisé, il réussit là où beaucoup d’œuvres échouent : la démesure orientale accompagne les nuances d’une autre tradition. Ces chatoiements de senteurs font que ce parfum ne me lasse jamais. A chaque fois que je le porte, sa richesse révèle une nouvelle facette et ses excès étonnent par leur brillance. D’ailleurs quel grand parfum n’est-il pas tributaire d’un surdose ou d’un trait outré ?

Patchouli

Portrait of a Lady assombrit sa rose magnifique avec de la fumée d’encens, des épices contrastées, le clou de girofle et la cannelle, ainsi qu’un patchouli aussi fin qu’une senteur aussi intense puisse l’être. Il lui donne aussi une tonalité pourpre avec la framboise et le cassis sans ne dénaturer en rien la reine des fleurs.

Rose pourpre

Comme le personnage d’Isabelle Archer, belle et jeune, souvent de noir vêtue ou de rouge, filmée par Jane Campion dans son inoubliable adaptation du roman de Henry James, Portrait of a Lady, le parfum de Ropion évoque l’ardeur de la passion dominée, non par le déni, mais par l’art d’y adhérer avec le plus de grâce possible.

Isabel Archer en pourpre

C’est pourquoi le parfum de 2010 et le roman de 1881 ne me semblent pas si dissemblables qu’on le dit d’ordinaire. En raison de la place centrale occupée par le patchouli et l’encens, plutôt que les notes balsamiques, Portrait of a lady s’analyse comme une interprétation moderne, plutôt sèche, des notes orientales traditionnelles.

Isabel Archer en noir sur siège en brocart

Fumée d’encens sur fond noir

Or le roman éponyme de Henry James gravite autour d’une seule chose : la passion réfléchie et donc un peu sèche de cœur que son héroïne, Isabel Archer, voue à sa propre personne et au devoir qu’elle s’impose de s’épanouir librement jusqu’aux limites de ses potentialités.

Magritte, Shéhérazade

Voulant rester maître de son destin, elle éconduit deux prétendants, dont l’un a tout pour la rendre heureuse, et finit par épouser un compatriote américain vivant à Rome, Gilbert Osmond, une sorte de monstre, trouvant satisfaction à l’humilier et la brimer en toutes choses. Isabel se transforme à son contact, perd de sa verve et de son enthousiasme, devient plus gracieuse et composée.

Isabel Archer et Gilbert Osmond

Isabel Archer et Gilbert Osmond

Néanmoins, Portrait of a Lady se lit comme une histoire d’horreur plutôt qu’un roman sentimental. Car, en fait, Isabel, tout en se croyant libre, se fait manipuler par tout le monde : Madame Merle, la maîtresse de son mari, organise leur rencontre et favorise leur idylle ; Osmond lui-même aime l’idée de se l’approprier comme une femme s’étant qualifiée pour devenir l’un des objets de sa collection ; Ralph, son bienfaiteur et meilleur ami, qui, au début du roman, persuada son oncle mourant, Mr Touchett, de lui léguer une vaste fortune, souhaitant expérimenter sur une telle femme : que fera-t-elle de tant de liberté ?

Caspar Friedrich, Femme

Parallèlement, dans tous ses romans, la technique de Henry James consiste à placer ses personnages dans des situations complexes, afin de voir comment ils pourraient réagir. Cela créé un monde riche et réaliste, non éthéré. Les parfums de Ropion ne sont pas étrangers à ce style. Portrait of a lady fait interagir des ingrédients naturels et opulents, soigneusement travaillés, le patchouli, l’encens, la rose et le santal, encadrés par des épices, des fruits, des muscs et des notes balsamiques, tous destinés à donner aux interférences un tour inattendu.

Hans Hartung

James disait souvent qu’il n’envisageait aucune fin particulière lorsqu’il commençait à écrire un roman. Il apprenait ses personnages en les faisant évoluer dans des scènes. Est-ce Ropion n’a pas appris le patchouli et la rose avec les centaines d’essais qu’il fit afin d’équilibrer une formule aussi riche ? Connaissait-il d’avance cette nouvelle rose orientale qui devint immédiatement l’un des classiques de la parfumerie moderne ?

Rose de carême

Les notes de tête :

Clou de girofle, Cannelle, Rose, Cassis et Framboise

Les notes de cœur :

Bois de santal, Patchouli Cœur et Encens

Les notes de fond  :

Muscs blancs, Ambre et Benjoin


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